III


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La petite bille s’agite frénétiquement dans le sifflet de l’arbitre et vitupère en résonnant dans les couloirs que c’est pas tout ça les gars. Dommage, il fait chaud ici. Je m’arrêterais bien là, moi, à flotter dans cette atmosphère de camphre, à rêvasser. Je sors le dernier. Il fait froid. Je suis trempé, et le vent me le rappelle aigrement.
On change de moitié de terrain, je change de but mais aujourd’hui ça ne change rien. La pluie chagrine tout le monde démocratiquement et impartialement. Le soleil est moins égalitaire dans le partage de ses largesses. Pendant qu’il chauffe le dos d’un gardien, il éblouit l’autre. Le vent dans cette revue politique des éléments, le vent est typiquement un vieil anarchiste. Foutre le bordel. Un max. C’est son blason, sa devise.
Voilà, voilà, on y va. Plus que trois-quarts d’heure, une douche, un repas du dimanche avec grand-père, poulet-frites, on torche la dissertation pour demain, et on file chez elle. Les bons moments passent trop vite, mais les mauvais encore plus vite. En ce sens que pendant les mauvais on pense aux bons. On les rêve, les ressasse, au ralenti, retour en arrière, on filme tout à loisir. Les bons, on les dévore, en accéléré, le temps de se dire « j’y suis », pfuit, c’est fini jusqu’à la prochaine fois. La houle un peu écœurante de la vie.

La psychologie de bazar de Jean-Luc a frappé les esprits (les plus vulnérables ?) et mon équipe domine outrageusement. Mon indécrottable pessimisme rumine qu’on est en train de s’essouffler et qu’on ferait bien de concrétiser. Pour le moment M. Dupuis s’ennuie. Ce jeu de milieu de terrain où chacun retrouve sa maladresse congénitale au moment de la passe décisive est lassant. Tout le monde en convient. Comme je n’ai pas de montre, je n’ose espérer que déjà, quinze, vingt minutes se sont écoulées.
Les adversaires sont nerveux, pas de créativité, ils ne font que repousser nos attaques, mollement, de moins en moins agressifs. On dirait qu’ils ne sont plus, chacun, qu’une part d’un animal acculé par la meute, qui attend l’hallali avec résignation (espoir ?). Allez, quoi, mettez-le ce but, qu’on en finisse. C’est là qu’intervient notre tueur, James, un grand noir du Sénégal, qui ne fait pas de tralala quand il est en position de tir. Il est en position de tir. Alors il tire. Un boulet de canon, un rien de chance, la balle heurte le poteau dans une cacophonie de cours de récréation de maternelle, et part se réfugier au fond des filets.

Une bonne chose de faite.

Me revoilà dans le froid. Je sautille pour faire semblant de me réchauffer. Eric s’est éloigné, maillot solitaire à l’angle de ma surface.
     - Ca va Eric ?
     - Mm.
Pourquoi je pose la question ? Est-ce que ça irait franchement si je savais que mon paradis sous les toits m’était interdit à tout jamais parce qu’un autre s’y serait installé, qu’elle lui sourirait, qu’elle le chatouillerait ? Quelle horreur. 
Le développement de ce match se déroule finalement bien. Bien sûr j’ai dû m’extirper ce matin de la couette dans laquelle ma chose chaude dort encore, me faire un petit café sans la réveiller, jouer avec Chocolat, son petit chaton. Je souris. D’un chaton l’autre. J’ai joué cette nuit avec sa minuscule chatte, une chose qu’aucun magazine au papier glacé ne pourra jamais représenter, réellement, Je veux dire, l’amour c’est compliqué, moi j’y comprends rien, mais soulever le drap et embrasser ce petit morceau d’elle, c’est une définition de l’amour que je comprends. Ce moment où le sexe devient autre chose que du cul.
Je reviens à mon match. C’est pas facile. J’ai réalisé une parade comme à l’entrainement, techniquement simple, inutile à en rire, mais spectaculaire, pris un seul but, dont je ne suis qu’à peine responsable. Tout cela me semble très raisonnable. On plie les gaules ?

Mais.

L’ailier d’Éric a repris du poil de la bête, comme dit mon père (je n’ai aucune idée de l’origine de cette expression), et lancé par une passe en profondeur, s’engouffre dans un no man’s land laissé en friche par mon Eric qui, à ce niveau-là, ne flotte plus, il se noie. Eric est trop loin, mais il est surtout trop près. Suffisamment pour glisser un tacle qui sèche l’attaquant pour le compte, glissade, hurlement (ah ça, y va se gêner), dans la surface de réparation, stridulation du roi du sifflet, index impérieux pointant le petit pâté de craie. Réparons donc : pénalty.

Peter Handke écrit très bien et Wim Wenders film très bien aussi, mais ils n’ont jamais été gardiens de but : Un gardien de but n’est pas angoissé au moment du pénalty : il est excité. Ou plutôt : un gardien de but qui s’en fout comme moi, n’est pas angoissé par un pénalty, il est excité. Simplement parce que la pression, l’angoisse, elle traîne du côté du chasseur, pas du gibier. Prendre un pénalty, rien de terrible, pas de chute dans la côte de fin de match. Arrêter un pénalty, par conte, c’est un bonus qui dure, au moins toute une saison. On s’en souvient, on ressasse, ad nauseam, la parade, le reflexe, quel sang-froid, quelle élégance. Arrêter un pénalty, c’est double six.

Arrêter un pénalty, c’est comme le jour où tu l’as rencontrée : super bingo, t’avais même pas joué. Marquer un pénalty, par contre, rien de terrible, c’est banal. Le tueur à gage a rempli son contrat, il est payé en petite coupure, on va pas non plus faire une bamboula et inviter les voisins. Rater un pénalty par contre a fait chuter des côtes très solides, crée des chocs boursiers, le dimanche noir du tireur : J’ai rien à perdre, tout à gagner.

Un pénalty, c’est un ballon posé à 11 mètres d’un but de 7,32m de large sur 2,44m de haut, une surface de 17,86m2. Ballon qui sera propulsé à une vitesse de 120km/h et arrivera à destination en 0,3 secondes. Pour réussir à arrêter le ballon, le gardien doit bloquer un poids allant jusqu'à 170 kilogrammes. Clairement la physique newtonienne est contre moi.

Un garçon de mon gabarit peut, sans bouger, couvrir peut-être 5m2, un petit tiers de la surface menacée. Le problème, pour un gardien bien sûr, mais aussi pour monsieur Dupuis et Jean-Luc et aussi tous les autres dans leurs maillots bleus avec la publicité du chauffagiste dans le dos, ce sont les 15m2 restant. Que l’on sépare généralement en deux : tu pars à droite ou tu pars à gauche. C’est pile ou face. Puisque, même si c’est interdit, tu pars toujours avant. Pas deux heures avant. Avant, juste avant.

Le pénalty, c’est une cérémonie. Et comme dans toute cérémonie, la lenteur est essentielle elle est consubstantielle (comme dit mon prof de philo) à l’acte de justice qui se déroule, on entend presque les roulements de tambours. Le préposé, en l’occurrence mon numéro 8, s’avance gravement, essuie encore le ballon sur son maillot boueux (c’est une manie) et le pose sur le petit tas de craie dûment apposé durant la semaine passée par Emile, le factotum du stade, un homme souriant, simple, que beaucoup comparent à une bite avec laquelle il aurait en commun une connerie sans borne. Maintenant que j’ai trouvé un moyen passionnant de me servir de cet organe, je ne trouve pas qu’une bite soit si conne que ça.

Mon numéro 8 recule lentement, en me faisant face, comme s’il avait peur d’oublier : mais c’est par où qu’on tire. Ça me fait sourire. L’arbitre, sur sa gauche, scrute mes pieds – pas bouger ! – et stridule un coup bref. Mon numéro 8 s’élance. Il ouvre sa jambe droite, un plat du pied. Sur ma gauche. Je suis parti du bon côté, plus que 7.5m2 à couvrir. Numéro 8 a peur de rater, il frappe au ras du sol, plus que 2 mètres carrés à couvrir. Je suis incroyablement dans le tempo. Franchement, je crois que 120km/h c’est pour les Platini, là, on est plutôt dans une montée, en seconde, un petit trente à l’heure. Il a peur, il assure, il a misé, a minima, sur du super sécurisé : un crétin de gardien, un ballon au ras du sol, sans forcer, même pas au plus près du poteau. J’aurais pu tomber sur un flambeur, un boulet dans la lucarne, gros risque de rater le cadre, c’est le pile ou face du tireur. Mon numéro 8, c’est un prudent, un pusillanime, un banquier.

 
 
 
 



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