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Marie n’est pourtant pas une fanatique, et hormis quelques excès de jeunesse, notamment cette mémorable quinzaine ananas-café noir qui lui avait fait perdre dix kilos et son amant de l’époque, elle accepte son physique de Renault 14, et concentre ses efforts sur ce qu’elle a vraiment d’admirable : son visage. Des traits fins, un ovale aminci, des yeux noisettes, en amande, pétillants, espiègles, on dirait qu’ils disent toujours oui, des cils qui n’en finissent pas, une fossette - une virgule libertine - un grain de beauté comme un point. Un point de départ vers Cythère : quand elle sourit, c’est une grenade qu’elle dégoupille. Des tambourins affolés résonnent jusque dans les tympans, les fondations flageolent, un sourire imbécile flotte, les mots se bousculent, les mains se triturent, ou est-ce le contraire, la plus grande confusion s’installe, il aimerait proposer, aurait aimé formuler, mais c’est trop tard, elle est partie. Ce visage de reine, encadré par une chevelure de jais, est déposé sur un cou de cygne, lui-même délicatement installé sur des épaules d’une fragilité cristalline. Marie est gracile, fragile, féminine, une aiguière. Et si l’autre moitié, l’inférieure, nous l’avons vu, est effectivement un peu cul de carafe, Marie sait néanmoins tirer parti de ses appâts. Apache du maquillage, elle cultive un don pour les peintures de guerre. Un trait souligne l’amande de ses yeux, un rouge vénéneux dessine l’ourlet de sa lèvre, pas trop, pas d’excès, ce n’est pas nécessaire. La philosophie de Marie à propos de l’amour et, d’une manière générale de toute relation sociale, est à l’image de son corps, dichotomique. Elle s’embrase vite comme un feu de garrigue et le nouveau soupirant devient, après le premier baiser, et souvent le temps d’un soir, un demi-dieu, unique lumière de sa vie de célibataire. Rapidement pourtant, une ironie teintée d’amertume réduit ses relations amoureuses à de simples adages, tu me suis, je te fuis, les histoires d’amour finissent mal en général, l’autre est un miroir… Elle habite un deux pièces d’un immeuble Haussmannien dont l’agence avait vanté les très beaux volumes. Elle l’avait visité alors qu’il était vide constatant qu’effectivement les appartements ont ca de commun avec les femmes, c’est quand ils sont nus qu’on remarque leur volumes. Elle change régulièrement la disposition des meubles dans la pièce centrale, ne supportant pas la tristesse du quotidien et encore moins celle qui s’exhale de la poussière, signe trop ostensible de la fuite du temps et des jours qui s’égrènent. Seul le piano ne bouge pas. Trop lourd. Elle joue depuis toute petite, et ses mains, aussi achevées que son visage, l’emportent alors, s’envolent, soulevant tout le reste de son corps au-dessus du quotidien. Devant son instrument, elle est aux commandes d’une fabuleuse mécanique qui, avec du Mozart comme carburant, la transporte dans un autre monde. A l’étage inférieur, sous l’open space, sont réunis les bureaux des inspecteurs de l’assurance. Ambiance uniquement masculine, ambiance surtout déserte, les locataires de cet étage étant payés pour traquer le fraudeur, débusquer le petit malin qui croit que cambrioler sa propre maison est un moyen original et sans risques de se refaire un peu. Les fouines - comme les surnomment leurs collègues du premier étage - lorsqu’elles sont lâchées, savent patiemment tisser la toile, et par cercles concentriques cerner l’indélicatesse, flairer l’arnaque et débusquer les amateurs. Il arrivera que ce jeu de gendarmes et de voleurs, sans grand intérêt ni conséquences pour aucune des parties, ce jeu qui a rendu les fouines persévérantes, lasses, philosophes et misanthropes, tourne vinaigre. On range alors les seconds couteaux, et on appelle Tomas.
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