Après six mois d’un mutisme inexplicable, d’un silence vexant jusqu’au malpoli, horripilant jusqu’à la démangeaison, un sentiment rampant et tenace a finalement fait surface de mon bric-à-brac qui me sert de cerveau : je me devais de dire quelque chose. Je fonctionne comme un barrage, j’ai besoin de lâchés d’eaux. Or, tu ne le sais pas, heureuse consommatrice de mes logorrhées nocturnes, mais j’écris-tout-le-temps. La business class Boston-Shanghai reste indubitablement mon aire de jeu favorite, mais le très poussif Winchester-Boston fait très bien l’affaire, aussi. Je griffonne, gribouille mais ne débrutis pas mes brouillons, je les laisse trainer, notes chiffonnées, éparses. Cette incapacité à finir quelque chose sera le grand drame de ma vie. A peine ai-je appréhendé une idée qu’elle est déjà obsolète, ennuyeuse. Comme a dit Yasmina, la surprise est une chose morte à peine conçue. Et si je ne suis plus capable de me surprendre en écrivant des âneries, à quoi bon ? En retard d’au moins trois lâchers d’inepties, j’ai eu cette idée plutôt brillante, si ce n’est très reluisante : pourquoi ne pas fourguer à mes amis de là-bas mes réflexions erratiques qui parsemèrent les six derniers mois de ma misérable existence, d’ici ? Mais avant de m’enfoncer plus avant dans des souvenirs qui tournent sépias à peine sont-ils vécus, il faut que je t’entretienne ci-là d’une découverte stupéfiante. Je crois que j’ai résolu un très-grand-problème, ce qui pourrait, à la limite, constituer une début d’explication à ce silence agaçant. La tartine beurrée. Pourquoi la tartine beurrée tombe t’elle forcement du côté du beurre ? Les amateurs, les dilettantes, les insouciants, regardent la tartine et annoncent, en grimaçant un sourire imbécile, tout à la surprise d’avoir une idée sur le sujet : A cause du beurre. Pharmacien comme jamais, je repousse l’hypothèse, éradique le sourire et j’expérimente. Je gribouille avec un feutre marron le dessus de la tartine, qui maintenant, négligeons le poids de l’encre, est reconnaissable du dessous tout en maintenant le barycentre de la tartine ex-ac-te-ment à l’intersection des diagonales du rectangle de pain. Excellent, murmurais-je. L’opération a fusillé le feutre, et j’ai peur que le responsable, à l’instar du dessus de la tartine, ne soit totalement reconnaissable. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Je ne fais pas d’expériences sans casser quelque chose. Le premier effet de ce gribouillage est un mouvement vers le haut des yeux de ma moitié, l’intelligente : « le voila qui maintenant écrit sur des tartine, on atteint des sommets ». La joue collée sur la table Je poussotte la tartine au bord du vide, hop, hop, petite tartine, tombe. J’enregistre ses mouvements erratiques dans l’air, et vérifie que 100% des essais se concluent par un atterrissage sur la face gribouillé de feutres marron (dont tu te souviens, mieux aimée, qu’il représente le beurre, le Nutella, ou n’importe quel ersatz de confiture que mon Stop and Shop local me fourgue en jurant qu’il vient des myrtilles du Vermont, alors qu’on sait très bien que cette pate immonde sort tout droit de Bhopal). Je décrypte, analyse, sonde, et arrive à cette conclusion lesbrasmentombesque : toute tartine qui choit d’une table atterrit sur le côté du beurre parce que … la table est trop petite. Ah, on fait moins son malin. Le pharmacien à demi-mongolien qui gribouille des tartines au feutre marron apparait, sur ce coup de théâtre, un peu moins dégénéré. Il a résolu l’énigme, Champolion de la tartine. Pour qu’une tartine tombe sur la face sans beurre, il faut qu’elle accomplisse, cela s’entend, un tour complet sur elle-même. Et pour se faire, mes calculs sont formels, il lui faudra parcourir dans les airs une distance de trois mètres. Hors, à part les girafes et les diplodocus, je vois pas bien qui se sert quotidiennement d’une table de trois mètres. Et, on en vient au cœur du problème, figure toi qui ni les girafes, ni les diplodocus ne prennent de tartines le matin. Totalement ébouriffant. On m’a dit que la raison tenait en ce que ces animaux, à limite du mongolisme, ne connaissaient pas le café moulu. Pas de café, pas de tartine, pas de saut périlleux, c’est la chienlit. Autrement dit, les seules créatures à même de jouir d’une assurance ab-so-lue que la tartine ne peut que tomber du bon côté, les seules créatures qui ne giflent pas leur progénitures parce que ca fait trois fois ce matin, Benoit, que tu fais tomber ta tartine, les seules créatures qui peuvent profiter d’un petit déjeuner en famille sans que cela ne dégénère, ces mêmes gaziers ne boivent pas de café le matin. Comment Darwin explique ça ? Je vais en toucher un mot au site créationniste Conservapedia (je te jure que ca existe). Il est clair que tu ne peux que reconnaitre que, occupé par des questions autrement importantes que la couleur de tes yeux, je n’ai pu… C’est effroyable. J’ai déjà gribouillé tout mon écran, et je n’ai pas ébauché le commencement d’une chronique sensée, lucide, équilibrée. Ce qui me chiffonne c’est que je ne comprends pas pourquoi n’ai-je pas décrit, au fur et à mesure que l’année s’écoule, avec calme et méthode, mes pérégrinations et errements divers. Et me voilà, qui tasse maladroitement dans les quelques lignes qui me restent Goya, le Duomo de Florence, Matisse, ma nouvelle dentiste (un boulet de canon), Nobu, le Barbier de Seville, Milos, la coupe du monde au Brésil, Sienne, l’hotel Mondrian, Modiano, les méduses fluorescentes de Monterey, le musée Getty à L.A., Shanghai, et Zero Motivation (film israélien à voir toute affaires cessantes). Même à Hercule, on a pas demandé ca. Oh je regrette tout ce bon espace gâché par cette conne de tartine. Et plutôt que de me tirer la manche, de me tirer de mes rêveries coupables, c’est seulement maintenant que tu voudrais que je t’embrasse ? Tu te fous du monde.
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