Dans toute famille qui se respecte des légendes, souvent bâties sur un souvenir bancal, poussent et prospèrent dans le sol meuble du palimpseste fragile de la mémoire collective. Ma famille ne fait pas exception, et j’ai été bercé de ces histoires minuscules qui cimentent la tribu. Juste une, pour la route. Il se trouve que l’un de mes quatre arrière-grand pères était boulanger à Plozevet, commune rurale tout au bout du Finistère, un endroit où, les embruns aidant, on ne sait pas toujours très bien où commence la mer et où finit la terre. Faute de pilule pour elle et d’éducation pour lui, cet homme s’était mis dans deux sacrés pétrins : il était boulanger et avait neuf enfants. Boulanger, je ne sais pas, je n’ai pas essayé, mais neuf enfants, ça me parait totalement apocalyptique. Bref, la bande loupiots avaient bidouillé les freins d’un train qui stationnait aux alentours, et qui, libéré de son étrave et tout à l’ivresse d’une déclinaison de terrain malvenue, avait acquis une accélération certaine, synonyme de gros problèmes à venir pour la bande susmentionnées. Des gens, des passagers peut-être, évacuèrent le train en toute hâte, provoquant la sortie devenue célèbre : « ils sautaient comme des grenouilles » proférée par un des enfants hilare. Les sévices corporels étaient à cette époque la norme, mais on jeta toujours un voile pudique sur la raclée mémorable que certains subirent. Cette simple phrase est devenue en quelque sorte le cri de ralliement, un signe d’appartenance. Il est une autre légende, réservée à un plus petit cercle, qui maintenait que j’étais né le jour de la fête des mères. Et pendant un demi-siècle, j’ai baladé ce fait d’arme comme une médaille dans les replis de mon moi. Je devenais ipso facto le fils préféré. Un sceau divin, le halo d’une étoile pour les bergers, entourait mes premières heures. Mon frère et ma sœur ruminaient leur amertume, c’était totalement injuste, c’était le bonheur. Atteignant ce matin un âge quasi canonique, je me proposais de vérifier sur Google et commettais l’irréparable : je tapotais fête des mères, 1964, sur de mon fait, c’était bien sur un 25 mai, comme stipulé sur mon passeport. Peut-être même parleraient ils de moi, me rengorgeais-je alors. Google n’aime pas les palimpsestes et les approximations, Google est précis comme un bistouri de césarienne. Badaboum et patatras. Le 25 mai tomba cette année-là un lundi. Pluvieux et gris, crus-je lire. Pendant 50 ans j’ai évoqué cette image d’Epinal d’une maman me tenant dans ses bras à la maternité, des fleurs, pas aussi belles qu’elle, un rai de soleil sur des draps blancs, des grands parents bien habillés et attendris, des commentaires flatteurs, j’étais dans un groupe, dans une tribu, j’en étais même, ce jour-là, le centre. Et d’un coup la méchante fée vient tout cochonner, l’orage éclate, en toute lettre : le jour de la fête des mères, le dimanche 24 mai 1964, une femme mord les draps de son lit en attendant la délivrance. Mon premier cadeau de fête des mères fut une série de contractions fulgurantes, de suées diluviennes, et de « mais non Madame, vous ne poussez pas, faites un effort enfin » d’une infirmière furieuse d’avoir récupéré la garde de ce dimanche, alors que ce devait être Sylvie, mais, tatata, ça se sait, elle couche la Sylvie. Bref, bravo Emmanuel, ca on peut dire que tu as le chic. T’es content de toi ? Je passais quelques minutes hagard, de l’écran phosphorescent de mon ordinateur à la vue de mon salopard d’écureuil tout accaparé à détruire méthodiquement sa nouvelle pelouse. Grand coup de gomme sur le palimpseste. Je me servais un grand whisky, pour éteindre les neurones encore en vie qui balançaient des poignées d’adrénaline. Ca va les gars, on fait une pause. A propos, c’est qui qui a eu cette superbe idée d’aller sur Google ? Et puis tout d’un coup ma vie s’est éclairée, une révélation. Je suis né le lundi matin, pas le dimanche. Tu comprends ? Je suis presque comme tout le monde, il y a juste toujours ce petit détail qui cloche, ce léger décalage. Je suis un enfant qui est né – presque – le jour de la fête des mères, les pièces du puzzle s’emboitent. Je regrette évidemment. Pour maman je veux dire. J’aurai pu faire un effort, tripoter du dedans le robinet d’ocytocine, faire quelque chose. Mais j’étais déjà un contemplatif : A quoi bon ? On s’en fout pas un peu ? Lundi, dimanche, tout ça ? C’est quand même à la limite de l’angoissant. Nous serions tellement formatés qu’au terriblement jeune âge de moins quelques heures nous serions déjà programmés ? Basé sur ces faits peu disputables, mon histoire d’enfant préféré prend l’eau de toute part. Et cette enfance glorieuse et solaire, pourrait se relire fort différemment, en évoquant par exemple la remarque de Sally Field la mère de Tom Hanks dans Forrest Gump «He might be a bit on the slow side, but my boy Forrest is gonna get the same opportunities as everyone else”. Juste un jour de trop, et la statue s’effondre. J’écris tout ça parce qu’aujourd’hui c’est le 25 mai, c’est dimanche, c’est la fête des mères, et des tas de petits garçons vont naitre demain matin. C’est bien fait pour eux. Je ne t’embrasse pas. J’aurai aimé, aujourd’hui que c’est sa fête, l’embrasser Elle. Mais je n’ai pas su la retenir, alors elle est partie. |