Quelques-uns d’entre nous ont trouvé au fil des ans des modèles, des références, qu’ils fussent divins ou pas. Orgueil, indépendance, je-m’en-foutisme, les modèles et les dieux ne m’attirèrent jamais vraiment. Et me voilà depuis peu bien marri. Il va me falloir reconnaitre, devant une foule de lecteurs narquois, que j’ai porté aux fils des ans une admiration grandissante pour un garçon timide et un peu lunaire. Admiration qui frise aujourd’hui l’adulation, asymptotise le culte. Je pourrais me balader dans la rue en tunique romaine et le crâne rasé, psalmodiant ces romans en hochant la tête. Or voilà que le monde, avec ou sans majuscule, tresse des lauriers à mon modèle, j’aimerais parler d’ami, mais cette proximité confine à la promiscuité que je suis sûr il abhorre. Je retranscris ci-là un papier qui parle de ce monsieur. Plus il écrit court, plus il est grand écrivain. C’est un miniaturiste qui peint à fresque, un taciturne enjoué, un éblouissant discret, un éloquent timide, un oxymore vivant, seul romancier contemporain capable de raconter, en cent vingt petites pages, les dix dernières années de Maurice Ravel ou le long désastre de 14-18… Il pousse le réalisme jusqu'aux confins de l'absurde et reste ironique sans jamais le laisser paraître. Parmi ses nombreuses trouvailles, dont je suis horriblement jaloux, je citerai celle-ci, décrivant une grande blonde : “ elle se distingue par le port de vêtements surnaturellement courts et miraculeusement décolletés, quelque fois en même temps si courts et décolletés qu'entre ces adjectifs ne demeure presque plus rien de vrai tissu”. J’aurais tué pour écrire ça. Je n’ai jamais réussi à ne pas laisser paraitre mon ironie ou mon cynisme qui contaminent chroniquement et plus souvent que je ne le voudrais mes misérables graffouillis. Il faut que je lui demande comment il fait. Finalement le bonheur de mes jeunes années tient en deux prénoms. Jean, chez Minuit, avec une plume gracile, et Sophie, dans mon lit, avec un sourire gracile. De quoi me plaindrais-je donc ? Ils sont tous deux vivants, et continuent à bidouiller dans leurs ateliers respectifs, des petits morceaux de bonheur qui m’émerveillent encore. Mais assez de Jean Echenoz, écrivain certes doué, mais qui ne peut raisonnablement prétendre à une chronique entière. J’adule, admettons. Mais en toute chose il faut savoir raison garder. De quoi parlerons-nous donc aujourd’hui ? Ces chroniques ressemblent aux magazines féminins que maman feuilletait derrière les carreaux balayés de la pluie de juillet, dans la cabine de Cayeux, carreaux qui affrontaient sans ciller l’humeur dépressive de la Manche, et ces crachouillis salés. Ces revues revenaient chaque année avec une régularité qui relevait, à mes yeux de garçonnet, de tics obsessionnels, comparable en cela aux errements de ma grand-mère, qui, pour une raison qui m’échappe encore, restait persuadée que des voleurs en voulaient à son bon argent, et enfonçait tous les soirs des morceaux de papiers dans toutes les serrures de la maison cayolaise. Si le papier n’est plus à sa place le lendemain matin, on peut conclure qu’un malfaisant s’était introduit dans la maison. Mes cousins, des loubards, mes héros, me relevaient la nuit pour éliminer tous les papiers, surexcités à l’idée de découvrir le lendemain la tête de la pauvre dame, qui n’en avait plus trop. De tête. On était jeune, on se moquait des vieux, tout était à sa place. Je m’égare. Les magazines, qui revenaient, disais-je, chaque année sur les thèmes saisonniers, focalisés comme des lasers sur la grande, la seule question : Mais bordel, comment je fais pour être belle. Pour ce qui touche à ces chroniques, et puisque que ma beauté physique n’a pas l’heure d’intéresser énormément mes lectrices, mes écrits flirtent tour à tour avec Monsieur Jardinage, 50 Millions d’Amis, Votre Santé, Monsieur Bricolage, Travelers, Le Monde de l’Education, National Geographic, The New York Times, et – sans doute pas assez – Play Boy. Je me rends compte qu’il est futile, ridicule, voire pédant, d’écrire une chronique qui parle de mes chroniques, j’arrête. Et je passe au sujet du jour, sujet qui va te faire découvrir l’auteur de ces lignes sous un autre jour. Foin de jérémiades inutiles et lassantes, j’ai pris récemment deux décisions. Tac. Deux. Puisque je te vois sourire, j’admets sans rechigner trop, que oui, ces deux décisions furent prises l’an dernier par ma moitié, qui passa une année pleine à me convaincre que c’étaient mes décisions, tu as raison mon chéri, me dit-elle alors, j’acquiesce. Et c’est toi qui décide. C’est la nakba totale. La grande catastrophe. Je ne fais pas référence ici au jour de la création de l’Etat d’Israël perçu côté palestinien, je parle de mon jardin. Le vrai problème aujourd’hui n’est pas le ver, qui n’arrive qu’en juin, de par-dessous. Le vrai problème, c’est mon écureuil. Ce type est un grand malade, qui, l’automne venu, chipe les miettes que l’on donne aux oiseaux, bondit maladroitement dans l’herbe, gratouille ma pelouse, dépose son larcin, et tapote frénétiquement la terre pour cacher son butin. Je dis maladroitement parce qu’un écureuil est un animal des arbres. Là-haut il danse d’une branche à l’autre, virevolte, swing, virevolte, c’est étourdissant de légèreté. Ces bestioles montrent un profond dédain pour la gravité, Newtown peut manger sa pomme et aller se rhabiller. Cote mémoire et organisation, c’est une autre affaire : son minable gratouillis laisse dépasser le bout de pain qui sera bien vite pillé par quelques oiseaux narquois. Pillé ou pas, il ne se souviendra plus où il l’a mis – pourtant j’aurai juré. Finalement je suis un écureuil. Les arbres se sont mes livres et mes idées saugrenues au laboratoire, mes bouts de pain se sont mes clés. A force de labourer ma pelouse, mon jeune ami l’avait mis dans un sale état, ce qui amena ma première décision, qui tomba comme un couperet, précédée d’un poing lourd sur la table de la cuisine, un matin pluvieux : ca suffit comme ça, il faut faire quelque chose. En général, ce type d’affirmation est suivie de la question « Oui mais quoi ? » qui invariablement trouve sa réponse dans un énoncé du type « peut-être qu’une combinaison de cisplatine avec un inhibiteur de bromodomain pourrait produire sur les refractory B-cell lymphoma une synergie intéressante ? » Proposition excitante, on en conviendra, qui a surtout le mérite d’éloigner le problème de la pelouse pour un bon mois. Or ce matin-là, la table de la cuisine, après le coup de poing, se vit miraculeusement recouverte d’une pile de catalogues référençant les jardiniers du coin, les types de pelouses, l’hydroseeding et la blue grass du Kentucky. Effrayé par mon audace, je téléphonais à Cliff, un homme de gazon, un taiseux. Au premier coup d’œil il me sembla que Cliff n’était pas venu pour plaisanter, je ne sais pas d’ailleurs si Cliff plaisante si souvent que ça. Nous étudiâmes donc les angles d’arrosage, les choix de pelouse (il n’y a pas de choix) le timing, la pluie, le vent, les émigrés non déclarés. Cliff revient lundi. Ca va chauffer. Quelques semaines avant la décision historique de la pelouse, j’en prenais une autre à propos d’un sujet saugrenu en Nouvelle Angleterre : les vacances. Ce qui me sert de cerveau, je veux parler de ma femme, avait décidé d’aller en Californie, Santa Monica, Santa Barbara, Santa Clara, ces gens-là sont très croyants, et très espagnols aussi. Nous voilà donc au W, un hôtel chic de Westwood L.A. Tellement chic que ça sent bon dans l’ascenseur. Notre périple nous amena aussi tout près d’arbres millénaires et très calmes. Les séquoias sont mes amis. Ils sont là depuis 3000 ans, ils ont résisté à toutes les catastrophes naturelles, au génocide de leurs amis à la peau mate, ont vu débarquer des crétins à la peau blanche qui ont pollué leur environnement et les ont affublés de noms de tortionnaires (General Sherman Tree, sans rire) : rien ne les émeut, encore quelques millénaires à tirer, et on s’effondrera dans un bruit de tonnerre. Je n’aime pas prendre de décisions, parce que c’est réduire les possibilités du futur dans une banalité quotidienne et morne. Finalement je n’aime que demain et ailleurs. Aujourd’hui et maintenant sont deux crétins, lents, mous, prévisibles. Je ne t’embrasse pas, il y a quelque chose de conventionnel et de prévisible dans ce baiser qui me déplait. Cocteau disait qu’il n’y pas d’amour, seulement des preuves d’amour. Je réfute : le seul vrai amour est celui qui n’a pas besoin de preuve. |