Un été pourri, vraiment, Pas de grain, pas de crêpes, pas de Chandeleur, on va tous crever, se dit à juste titre le bénédictin. Mais il y a pire, bien pire : “Mais que pourrais-je dire de la vendange odieuse de ceste année, vu que personne n'en put tirer aucun profit ou émolument, et que telle chose ne se trouve par écrit être jamais advenue ? Quelle chose pourrait être plus misérable à dire, sinon qu'en tout cet été ne se put jamais trouver un seul grain de raisin propre à manger, même aux alentours de la Saint Rémi auquel temps naturellement mûrit le fruit de la vigne. Les raisins étaient si durs qu'il semblait qu'ils eussent imité la dureté des cailloux. Encore n'ai-je assez exprimé l'infertilité de cette année ; car, pour dire brièvement, les herbes qu'on avait semées aux jardins ne crurent point. Les pommes et poires ne furent formées à leur grosseur accoutumée et n'avaient pas le même goût que les autres années. Ainsi cet an misérable, tant qu'il eut son cours, fut destitué de tous bons fruits." Pour la mirabelle, tintin. Le petit crémant, pareil. A 135 lieues à l’ouest, Louis tapote le bras de son trône de ses ongles fins. Tapatap, tapatap, Louis sourit. Ses conseillers aussi. Certes les récoltes sont mauvaises, mais le roi de France s’en fout. Royalement. Il est train de signer le traité de Corbeilles. Un texte bien peu chrétien si l’on s’en tient à l’exégèse de l’évangile, mais l’exégèse de l’évangile, là, c’est vraiment pas le moment. Par ce traité, le roi de France renonce à ses prétentions sur la Catalogne et le roi d'Aragon renonce aux siennes sur le Languedoc. Jusque là pas d’entourloupe, le roi d’Aragon, jacques 1er, un crétin fini, un quasi mongolien, s’illumine d’une joie imbécile. Ses conseillers aussi, ils n’ont pas du tout compris la manœuvre. Je vais lui fourrer Raimond Gaucelm de Lunel dans les pattes, il va faire un peu moins le malin, et je récupère la Catalogne, pense notre Louis pas encore saint à l’époque. Raimond ? Une brute. Un type qui tua sa femme d’un revers de la main.
Mais qu’est ce qu’il a encore inventé ? Il ne peut pas réveillonner comme tout le monde ? Il ne peut pas simplement envoyer ses bons vœux ? Te demandes-tu, incrédule. Nan. Je peux pas.
Frère Richer est un chroniqueur de son temps, il décrit ce qu’il voit autour de lui, et s’épanche assez peu sur ce qu’il voit à l’intérieur de lui. A l’intérieur c’est bien rangé, avant il y a Dieu, pendant il y a Dieu et après, voila, il y a encore Dieu. Les Freud et autres Kant sont d’une inutilité grandiose, en ces temps où les mondes bactérien et viral sont à la fête, on n’a guère qu’une trentaine d’années pour penser à tout ca, c’est un peu court. J’aime bien frère Richer, il emmerde pas le monde avec des grands yeux noirs à la con. Il va au fait. Je suis dans un sens un descendant de frère Richer, je chronique, je raconte ce que je vois autour de moi. Je crois que je m’épanche trop sur ce que je vois en dedans de moi. Je devrais prendre des leçons de frère Richer. Par contre, le pauvre moine n’a accès ni à Google Earth, ni au Monde en ligne qu’il consulterait comment d’ailleurs ? Sur un ibook qu’il n’a pas non plus ? Mais puisqu’il n’a pas de prise d’électricité il ne pourrait pas s’en servir, et comme il ne lit que le latin, ca n’aiderait pas beaucoup non plus. La vie est bien faite. Il ne sait pas pourquoi ces mirabelles ne murissent pas, il ne sait pas qu’un tiers de la population de Londres mourra de froid cette année là, il ne sait rien. Frère Richer, tu ne sais rien, tu es un âne. Je suis impie, égocentrique et un peu moqueur, soit, mais je parcours régulièrement les Proceedings of the National Academy of Sciences of the US of A. Et ca me procure un avantage certain pour expliquer aux lecteurs hagards de frère Richer ce qu’il se passe réellement en cet été 1258 en Europe.
Remontons la caméra de 30.000 mètres, avançons l’horloge de 800 ans, et plongeons dans le mystère de l'éruption manquante. On farfouilla longtemps dans les entrailles fumantes de gallinacés imbéciles pour y lire le futur. Il est vraisemblable que les échecs répétés de ces boucheries lamentables poussèrent certains à parcourir les banquises polaires avec des mandrins gigantesques pour fouiller les entrailles de la banquise non pour y lire l’avenir, trop compliqué, mais bien le passé. Tu creuses pour remonter le temps : Le plus profond, le plus vieux. C’est plus froid, mais ca marche beaucoup mieux, et pour peu que tu possèdes la machine qui va bien pour mesurer le rapport isotopique du carbone 14, c’est du nanan. Les calottes polaires sont les Rouleaux de la Mer Morte, les graffitis en moins, des tubes de glace qui répertorient toutes les poussières et les miasmes projetés dans l'atmosphère par les toux chroniques des vieux fumeurs, ou par celle d’un jeune volcan plein d’allant. Dans ce grand registre blanc, les dingues susmentionnés ne purent bien longtemps ignorer un petit cylindre bourré de soufre, au kilomètre 1258-1259. Une telle quantité de soufre était la preuve définitive soit de l’existence du diable, soit d’une éruption volcanique monstrueuse. Frère Richer aurait sans doute opté pour la première hypothèse, mais les spécialistes estimèrent que le soufre émanait d’une éruption huit fois plus importante que celle du Krakatoa en 1883. Je suis d’accord Frère Richer, j’aimais aussi assez le truc avec le Diable, mais que répondre à cela ?
Depuis trente ans, personne ne savait quel volcan avait bien pu produire pareil cataclysme, et ça énervait beaucoup de monde. Si les cendres avaient pu bloquer le murissement des mirabelles dans les Vosges, on avait du entendre quelque chose à l’endroit où ça avait pété, raisonnaient nos savants. Or aucun homme de Dieu-et-de-Mémoire chrétien, bouddhiste, taoïste, musulman ou juif n’avait mentionné de bruits suspects aux alentours de l’an de grâce 1258, fut-il alors l’an 636 de l’Hégire, ou l’an 5019 du talmud. Soit la région de l’éruption était totalement dépourvue d’hommes de Dieu-et-de-Mémoire, ce qui est peu vraisemblable, ces types là sont partout, soit ils avaient été ensevelis avec leur parchemins, ça c’est logique, soit la région était pourvue, c’est plaisant, d’hommes de Dieu-et-de-Mémoire très distraits et peu organisés, ils avaient mélangé leurs notes, ils les avaient perdues, pourtant il me semblait bien les avoir laissées sur la commode, hum ? Chérie ? Mais attendons. On verra plus bas ce qu’il en est. Parce que tu entends bien que si je te saoule avec cette histoire c’est que l’on vient de trouver le coupable. On hésita un moment. El Chichón au Mexique, Quilotoa en Equateur ou Okataina en Nouvelle-Zélande, des noms sur mesure, tous situés chez des métèques, quel dommage que les empreintes au carbone 14 ne collassent pas. C’est Jean Christophe qui l’a trouvé, un savant français. Il s’agit du volcan Rinjani, sis sur l’île volcanique de Lombok dominée par le mont éponyme, et situé en Indonésie, à quelques 18.000 kilomètres des mirabelles de frère Richer.
Comment a-t-il trouvé ? Reconnais que de relier un document du 13ème siècle d’un moine frigorifié et contrit avec un anneau de soufre situé à des kilomètres de profondeur en antarctique par une explosion volcanique en Indonésie, ce n’est pas commode. Comment a t’il trouvé ? Avec de la pierre ponce et des feuilles de palmier. Ce type est épatant. Pourquoi la pierre ponce ? Parce que la pierre ponce est située exactement au cœur du problème de Jean Christophe : elle vient du volcan, et d’un, et elle rapporte des sous, de deux. Résumons : La lave est donc éructée par le volcan, premier mouvement, refroidie en pierre ponce, second temps, découverte par un péon, tierce temps, un gros malin fait creuser des carrières de pierre ponce par le métèque, tous les métèques, quarte, un géologue hippie le note dans sont calepin à fleurs, quinte, son jeune amant malais parle le javanais ancien, sixte, on en parle à Jean Christophe, septime. La pierre ponce, ils pouvaient difficilement la manquer : il y en avait 2 m d'épaisseur jusqu’à 25 km du volcan. On rapporte donc à Jean Christophe le Babad Lombok, un texte médiéval rédigé en vieux javanais sur des feuilles de palmier. Le type qui écrit relate une éruption phénoménale sur l'île de Rinjani, au XIIIe siècle, une semaine de tremblements de terre, des vagues de lave dévalant les flancs de la montagne, qui devient ipso facto de la pierre ponce, celle avec le bon ratio de carbone 14. Les chroniques de frère Richer, l’anneau de soufre, l’an 1258, le Babad Lombok, et la pierre ponce du volcan Rinjani s’emboitent d’un coup, la chevillette se tire, la bobinette choit. Les scientifiques, toujours amateurs de chiffres, parlent de 40 km3 de magma d'une des plus grosses éruptions volcaniques des derniers 7 000 ans, d’un panache de fumée jusqu'à 43 km d'altitude, un volcan de 10 km de diamètre, de nuées ardentes qui se sont répandues sur 25 km, le noir complet pendant des mois. Du lourd. Le Vésuve à côté, c’est un crachat de phtisique. Crachat qui quand même raya de la carte Pompéi, je te l’accorde. Pour le Vésuve, on parle d'éruption plinienne – en hommage à Pline le Jeune qui l'a décrite. De loin. Dans le cas du Rinjani, on parle d'éruption ultraplinienne, comme s’il n’y avait pas assez d’excellents philosophes javanais. Je ne t’embrasse pas, je cherche ma bombe anti-moustique. Je me prépare à partir à Pamatan, la capitale ensevelie quelque part sous les cendres du volcan, nouvelle Pompéi qui n’attend que moi et dont la découverte me couvrira de gloire. |