Audrey Soulié                                                                                                           Accueil Ecriture



Jo.


Samedi 22 février, en fin de matinée. Mon père me traîne chez ma marraine. Pour une fois que tu es au village, il faut te montrer. Quand même. Dans le salon, ma marraine, mon oncle, ma cousine, ma petite cousine, mon père, moi. Ils parlent tous en même temps. Je ne comprends rien. Ça roule autour de l’aligot. Le soir est prévue une fête. L’aligot file la conversation, je file la métaphore. Ma marraine s’éclipse, revient, participe au brouhaha ambiant tout en sortant d'on ne sait où deux photographies, qu’elle me tend. Regarde. L’aligot n’en finit pas de filer. Tu sais qui c’est ? Sur la première photographie, trois enfants posent en noir et blanc, habillés comme à la noce. Je dis : ils sont bien articanés, pour faire plaisir à ma marraine. Elle invente des mots qui passent dans la langue familiale comme des lettres à la poste. À gauche, l’aîné, sage. Ça, c’est tonton André. Au centre, la cadette, bébé joufflu dont le grand-frère tient le dos bien droit. Et ça, c’est tata Élisabeth. À droite, décalés, boudeurs, deux grands yeux noirs de garnement. Chacun à sa place.  

Ils ont cent vingt places pour l’aligot, ce soir. Ils sont cent trente-huit. Il aurait fallu en refuser certains mais on n’a pas pu. Ça va être serré. Je m’imagine d’un coup coincée entre les chaises immuables d’une salle étroite. Je m’étouffe.

Trouver une place au milieu de gens qui acceptent la leur. Qui la connaissent. La cernent. D’instinct, au jugé, sans question, sans refus, sans incohérence. Qui jouent la partition de naissance, à leur mesure, déjouent les pièges qu’elle offre pourtant, l’évasent, l’agrandissent, si bien qu’elle en vient à épouser la forme de leurs traits aussi parfaitement que la pantoufle de Cendrillon. Une place. Une place à sa taille. Ni trop grande, ni trop petite. Moi, je suis claustrophobe. Je garde l’excuse pour refuser l’aligot qui ne manquera pas de m’être proposé.

L’enfant, à droite, c’est pépé Louis. Comme prêt à s’échapper du cadre. Ses jambes sont prises dans l’image, immobiles, et pourtant, je les sens déjà prêtes à courir. Je change le croisement des miennes. J’ai des fourmis. Des fourmis dans les jambes, des pointes sous les fesses, la tête à la lune. Jamais tout à fait là. Sans doute encore cette propension prétentieuse à toujours être ailleurs. Ici et ailleurs. Là et pas là. 

Ma cousine suppose que je ne viens pas filer l’aligot, ce qui m’évite le ridicule joker de la claustrophobie. On se verra au mariage, alors.  

Sur la deuxième photographie, c’est encore pépé Louis. Je ne reconnais ce Dom Juan de vingt-cinq ans qu’à ses yeux de cloche. Les mêmes qu’à sept ans, les mêmes qu’à quatre-vingt, alors même qu’ils ne voyaient plus les lignes de ses mots croisés. Mémé, à son bras, bien droite dans sa robe blanche, a l’air d’une enfant trop sage qui ne colle pas au portrait qu’en propose la légende familiale. Mémé s’appelait Georgette.  Jo.

Je me demande si elle aimait l’aligot, les mariages et les salles des fêtes où on est serré. Je me demande si elle aimait courir. Je pense à Pénélope. Sur la photo, Ulysse sourit toujours.

Je me demande si on peut se tenir droit autrement qu’en mouvement. Je me demande si on peut se tenir ailleurs que sur le seuil d’une porte ouverte.

Je m’appuie au chambranle. Dans mon dos, je sens le soleil.

 
 
 
 



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