La chronique de Emmanuel Normant




                  Moshe


 
Ce matin j’ai vu Moshe.

Moshe est une vieille connaissance, un ami presque. C’est un lapin, aussi. Cet hiver, par des températures sibériennes, Moshe était là, à mâchouiller tristement les branches de mes arbustes maintenant à sa portée, un mètre cinquante au-dessus du sol, sur le tapis de neige et de glace. Je l’ai appelé Moshe, parce que son œil gauche vagabonde. Ca m’a fait penser à Moshe Dayan, le commandant de Tsahal, l’armée israélienne, avec son cache-œil, comme un pirate.

Moshe, le mien, ressemble au chat qui s’en va tout seul par les chemins du bois mouillé. Il arpente la vie comme il traverse mon jardin : Tout l’indiffère, même ma présence, à quelques mètres de lui. Il est toujours un peu triste, mais je voudrais me persuader qu’il aime bien quand je suis là. Il est fier, il va pas faire des cabrioles, ou des conneries à la Disney, c’est pas Panpan, Moshe. J’aime bien Moshe. Il se fera sans doute étriper par une buse, un coyote ou une fouine, mais il fait pas chier comme le chat du voisin, un obèse limite mongolien, dont le seul plaisir dans la vie est de faire caca sur un tapis de mousse tendre (dont mon jardin regorge). Moshe, s’il savait lire, s’enthousiasmerait pour Kawabata, Zweig ou Garcia Marquez, alors que l’autre débile serait plongé toute la journée dans Gala ou Patrick Poivre d’Arvor.

Oh j’en suis sûr. Ca se voit, ce que tu lis.

A propos de lecture, je quitte Moshe un instant pour revenir à cette abracadabrante histoire de livre qu’il m’a paru urgent d’imprimer, il y a peu. Il y a d’ailleurs dans cet effort quelque chose de compulsif, d’obsessionnel, que je ne comprends pas. Je ne reviens pas sur les premiers épisodes de cette affaire, sauf à te rappeler qu’il fallait que 50 livres fussent commandés pour que la chevillette, la bobinette, je ne sais plus, pour que cette conne de porte s’ouvre, métaphore imbécile, pour que le livre soit imprimé. Le compte à rebours s’égrenait aussi lentement que la neige fondait sur mon trottoir, trop lentement, mais nous attînmes le chiffre alibabesque finalement sans encombre. Et puis quelqu’un a acheté le cinquante-et-unième exemplaire. Ca m’a plu. Un rêveur, un étourdi : ah bon ? On avait pas dit 70 livres ?  Toujours est-il que le livre est imprimé, envoyé, reçu, et que me voilà – c’est tout moi – gros Jean comme devant. Je reviens en France cet été et il va me falloir écrire cinquante dédicaces. C’est beaucoup. La dédicace c’est de l’impro, c’est du live, de l’adrénaline, j’aime assez. Pas le temps de tripoter ta phrase. Inquiet, j’ai demandé à mon ami Google s’il pouvait m’aider. Ce gougnafier m’a proposé une série d’images peinturlurées de bavures aux couleurs tiédasses : « L’ornement d’une maison ce sont les amis qui la fréquentent ». Naan. Je mets vraiment un David Hamilton, en fond d’image ? Je vois d’ici mon ami Moshe glousser, avec son œil fou partant en spirale. S’il savait lire, et s’il pouvait rire.

A propos de spirale, je me rends compte soudainement que j’évolue en derviche tourneur de la chronique. Non content de parler d’un livre qui n’est qu’une compilation de ces emails, j’en viens à décrire mes états d’âme lors de la dédicace dans une chronique qui elle-même fera partie de mon troisième livre. Du foutage de gueule à ce niveau-là, ça devient gênant.
Je crois que si je tournicote autour de sujets mondains et fades, c’est que j’ai du mal à coucher ma colère sur cette page.

Il a reçu huit balles dans le dos.

Une seule mortelle, pas brillant, à dix mètres. C’est beaucoup huit balles, pour un phare cassé. Il avait mon âge, il devait de l’argent pour payer la pension alimentaire de ses enfants, alors quand il s’est fait arrêter pour ce con de phare, il a eu peur, il a couru. Il était noir, le policier, non. Comme il agonisait, trois policiers se sont approchés, lui ont attaché les mains dans le dos, et, c’est la loi, lui ont récité ses droits. Je crois qu’il n’a pas entendu la fin, là où on dit qu’on peut appeler son avocat. Il est mort avant. Note, c’est égal, un avocat, il n’en avait pas.

 Il y avait eu, quelques semaines auparavant, un enfant noir qui jouait avec un pistolet en plastique dans un parc, abattu de sang-froid. Un homme, interpellé jusqu’à la suffocation, un autre noir. Un jeune homme, arrêté sans raison, ballotté dans le panier à salade jusqu’à la rupture de ses cervicales, noir encore, et puis un autre en Floride, pas trop blanc, et puis dans le Missouri, et puis où déjà ? Je ne me souviens plus. Un responsable de la police a proposé qu’avec 300 millions d’armes en circulation, la police était sur les dents. Je crois que le type est viré, le lobby des armes, la NRA, n’a pas supporté la critique sous-jacente du deuxième amendement.

Dans le monde entier, à part des exceptions qui relèvent du trouble mental, on ne devient pas policier par choix. C’est policier ou gangster, tu choisis quoi ? Les brutalités policières (c’est une tautologie) font parties du paysage.
Mais le lecteur encore éveillé à cette heure tardive ne manquera de s’interroger : Depuis que le premier noir a foulé le sol américain, empêtré dans ses chaines, l’histoire bégaie les mauvais traitements, lynchages et les exécutions sommaires. Il faudrait que l’auteur de ces lignes se réveille. La seule nouveauté ne tient qu’aux nouveaux supports visuels et instantanés qui permettent à tout propriétaire d’un ordinateur de voir ce qui, jusqu’à récemment, n’était qu’un entrefilet dans la feuille de chou locale. Il n’y a pas plus de violences, mais elle est plus visible. Et ce même auteur qui se targue de ne pas patauger dans le flot continue des tweets et notes sur facebook pleurniche. C’est un peu court. A qui va-t-il s’en prendre, bien au chaud dans sa chronique à deux sous ? Sepp Blatter ? Bachar El Assad ? Kim Jong-Un ?
 
Le lecteur encore éveillé a sans doute raison. Mais il ne connait pas l’Amérique. Je réagis instinctivement à une overdose de violence, physique, morale, produite par une société sans filet de sécurité, brutale, et qui dérive vers la peur, vers la droite.

J’ai peur que mon pays suive cette Amérique-là. A cette aune, Les Républicains, comme nom de parti, ça ne me fait pas rire du tout.
 
Moshe, je crois, me regarderait, étonné : ben, pourquoi tu l’embrasses pas ?
Parce que Moshe, parce que. C’est compliqué. Un jour je t’expliquerai


 





 
 
 



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