Puis-je encore écrire une chronique sur le temps qu’il fait ? Sur le froid polaire de la Nouvelle Angleterre en hiver ? Prendre un malin plaisir à t’embrouiller de Fahrenheits et de Celsius ? La toute première chronique que je t’ai envoyée, ce siècle avait trois ans, parlait déjà des pérégrinations hasardeuses de ton serviteur par des températures sibériennes. Et 15 ans plus tard, je pourrais, sans ciller, remettre ça ? Mon éthique, et plus encore, mon sens du ridicule me poussent véhémentement : on t’aura prévenu, tu vas chier la honte. Mon sens du ridicule s’est tellement dilué au fil de la centaine de chroniques que j’ai commise, noyé sous ces litres d’encre, enseveli sous ces tonnes de pages, que le moindre de ses soupirs me fait dresser l’oreille, et les poils sur la peau. Deux phénomènes gérés par des réseaux neuronaux très éloignés les uns des autres, peut-être, mais relié quelque part dans une zone – qui chez moi prend une place gigantesque, toute la place en fait – la zone qui fabrique ce sentiment qui colle, qui suinte : la honte. J’ai honte de ce que n’ai pas fait, de ce que j’aurai du faire, et même, pire, de ce que j’ai vraiment produit, à commencer par ces chroniques. Bien. Puisque je ne pouvais plus parler du temps qu’il fait ou du temps qui passe, je me préparais à t’entretenir sur le système de protections sociale et médicale aux USA, ou plus exactement de l’absence d’ycelles, quand trois évènements imprévus, farfelus, extravagants, des trucs-qui-n’arrivent-qu’à-moi, trois incongruités sont venus à bout de ma réserve, de mon éthique et de mon sens du ridicule. Tu as peut-être regardé les nouvelles aujourd’hui, et, comme tous les ans, tu as eu droit au marronnier de l’hiver : New York sous la neige, la Hudson sous la glace, les plaines glacées de toundras gigantesques, balayées de blizzards insensés. Ces gens-là sont fous, te dis-tu, si ils habitaient Nice, ça leur arriveraient pas. Ce qui en soit n’est pas idiot. Mais avant que les records de températures ne fassent finalement réagir les salles de rédaction, j’avais déjà commencé – avant tout le monde – d’accumuler, à défaut de montagnes de neige, des kilos d’emmerdes. A propos de record, juste celui-là, pour la route : Au mont Washington, un peu au nord de chez moi, cette nuit, il devrait faire -100F. J’ai trouvé ça cocasse, d’une part parce que je ne suis pas au sommet du mont Washington, comme je te parle, et ensuite parce que je trouvais cette centaine, cette troisième décimale, incongrue, comme un nouvel alphabet : Les panneaux digitaux qui affichent les températures sont bien ennuyés, au sommet du Mont Washington : Y’a pas la place pour le « 1 ». Cette remarque est d’ailleurs vrai en été, on s’approche de plus en plus souvent du +100F. Je disais quoi ? Que, en prolégomènes à ces problèmes plus sérieux et plus récents de froid et d’engelures, j’avais commencé il y a quelques semaines à m’énerver sur ma chaudière. Et, nous comprenons, tu ne veux pas avoir de problème avec ta chaudière en décembre à Boston. Avec ta crémière, avec ta lavandière, avec ta lavallière, si tu veux, mais avec ton boiler (en anglais dans le texte) c’est hors de question, c’est – littéralement – une question de vie ou de mort. Cette histoire commence, O Mieux Aimée, par un de ces jours de décembre ou nous en sommes encore au « single digit », ça fait -10C, c’est frais, mais on n’est pas encore dans le dur, le « subzero » quand ça dérape vers les -15C. Cette histoire commence donc un petit matin de décembre, où ton serviteur se lève avant que le soleil n’y ait même songé. Il devrait être interdit de se lever avant le soleil. Même les poules ne le font pas. Même ces créatures, qui sont capables d’une incommensurable crétinerie quand elles traversent la rue, même elles, attendent l’aube, ou que le coq chante, pour se lever. Le coq chante soit quand Pierre a renié trois fois, mais ça, c’est pas tous les jours, soit quand le soleil se lève, et ça c’est beaucoup plus fréquent. Il fait nuit, il fait surtout froid. Dehors c’est normal, mais dedans, hier soir, il faisait chaud. J’interroge sans grand espoir les thermostats : Parle-moi thermostat. Je mets la main sur le radiateur, bouh c’est froid. J’appelle Atlas GlenMore – Atlas GlenMore ? le froid l’abhorre ! – mon chauffagiste, le numéro de téléphone le plus important de mon carnet de novembre à avril. Je ne suis pas sûr qu’il couvre la région parisienne, mais note quand même, 617 887 7300. Tu seras bien marri de ne pas l’avoir quand les glaces couvriront la Seine. Voilà, je … bonjour Samantha, oui voilà j’ai … mon téléphone ? ben c’est celui que dont j’appelle avec … a « no-heat » situation ? Tu m’enlèves les mots de la bouche Samantha, precisely, j’ai une no-heat situation. Mais une grosse, une belle. Sam, maintenant on se connait, Sam me propose le créneau 1-5pm pour le technicien. Hm, oui, et 8-11am ? Vous êtes déjà blindes ? Quel succès. Le problème avec le créneau de l’après-midi, c’est qu’il se termine très tard dans la nuit. Le seul technicien qui répare toutes les chaudières de la région a un programme totalement irréaliste. Pour faire tenir tous ces rendez-vous dans la même journée, ils espèrent sans doute que les plus fragile meurent de froid, en début d’après-midi. Une stratégie du SAV basée sur un darwinisme sauvage, américain, et efficace : Du petit 64F au réveil, je vois mon thermostat se réfugier dans la cinquantaine, l’aiguille descend, je rajoute des couches, et c’est en Davy Crockett en moumoute de renard que j’atteints midi. A ce même moment, le camion de fioul de Atlas Glenn More arrive dans mon driveway, sans notice, sans bonjour, le technicien enfourne son tuyau dans la sortie de mon réservoir et remonte dans son camion. Ahah, cold, right ? Commençais-je. Je n’ai jamais su manipuler les « small talks » ces petites phrases sans aucun intérêt qui sont censées servir de préambules, de prolégomènes, de préliminaires, au lit, peut-être, aussi, dans à peu près toutes les situations ou deux américains se parlent. Je ne tire de mon bonhomme que quelques rots, j’m’en fous, j’appelle Samantha. Oui, honey, un type qui a livré du fioul. Samantha rigole, quand les américains rigolent, c’est qu’ils sont mal à l’aise. Ils ont toilé : Voilà M Normant, vous allez rire – je suis moins catégorique qu’elle - vous étiez sensé être livré récemment, mais il fait froid, la chaudière consomme plus, le tank se vide, le tank est vide. Ma chérie, ma chérie, tu es train de me dire que je n’ai pas de chauffage parce qu’il n’y a plus de pépete dans mon tank ? Naan, je dis pas ça, je dis qu’il fait froid. J’ai juste le temps de ressortir pour attraper mon Charles Vanel qui s’apprêtait à décamper. On n’est pas dans le salaire de la peur, il fait nettement plus froid ici, mais y’a un quelque chose. Clairement cet homme est sur terre pour conduire un camion plein de fioul, et pour en déverser une quantité tarifée ici et là. Quand je lui demande de redémarrer la chaudière, parce que, Charles, le truc finalement, c’est pas uniquement d’avoir un tank plein de fioul, même si c’est un bon début, le truc, c’est de brûler ce bon fioul pour chauffer la maison, quand je le lui demande de redémarrer la chaudière, je comprends clairement que je nage dans l’erreur de casting. – Dis-moi, ma caille, Sam, il est 52F, et aussi 7pm, on avait dit avant 5pm, il est où, ton Mac Gyver ? Il est arrivé à 9h du soir, il a appuyé sur le bouton, right-in-front-of-you-moron, le rouge, le gros, tu ne peux pas le rater, et le chauffage est reparti. Le lendemain, je me lève – plus con qu’une poule - avant le jour. Il fait toujours froid. Je refais ma petite danse, bonjour thermostat, bonjour radiateur. Et me voilà dans une situation. A situation, en américain, c’est un moment désagréable. J’adore ce terme. Je sais pas pourquoi. Par exemple un employé est remercié, on lui annonce, pas drôle, délicat, qu’il est viré, et il fond en larme, hoquète, rameute la moitié de la compagnie : On entendra la DRH : Oooh, nooo, and now we have a situation ! Reprenons. On ne va jamais s’en sortir de cette conne d’histoire, pourquoi j’ai commencé ça ? Le système de santé américain m’apparait maintenant nettement plus excitant. Mon sens du ridicule m’avait prévenu. Trop tard. Assieds-toi. La situation est la suivante : Ma chaudière ronronne, y’a du pépète, ça chauffe. Mais pas au premier étage, là où j’ai aménagé mon nid. Sweet heart, Sam, dis-moi. Un rendez-vous demain de 1-5pm, honhonhon, nan, demain matin. J’ai eu Sven. Un tchèque. Milos Forman, Vaclav Havel, Kafka, Pražské jaro, le printemps de Prague, je m’échauffe, mes small talks s’emballent. Mais Sven, parti quand le mur est tombé, les souvenirs de là-bas, ça n’a pas l’air de le faire beaucoup rire. Sven m’informe que je n’ai pas de chauffage à l’étage, soit parce qu’un tuyau est gelé, soit parce qu’il y a une bulle d’air. Dans le premier cas, quand ça va dégeler, tu auras une cataracte dans ton salon, pas de chauffage pendant une semaine, ce qui fera regeler la moitié de la maison, dans le premier cas, c’est le goulag du banlieusard : tu meurs de froid, seul. Mais, Sven, mentionnas-tu, récemment, les bulles d’air ? Parle-moi des bulles d’air, Sven, ça m’a l’air nettement plus sympathique, le coup de de la bulle. Et tout d’un coup, le tilt. De Prague a Quezaltenago, du tchèque au guatémaltèque, la pièce tombe : C’est Miguel !! Miguel est mon Handy Man, un type qui sait tout faire. En fait Dieu s’appelle Miguel, contrairement à ce que on m’a seriné toute mon enfance : Dieu, ou son fils, devait s’appeler Emmanuel. C’est pour ça qu’il n’y avait pas fête, de saint Emmanuel. Emmanuel c’est le boss, il n’a pas besoin de fête. Ou le 25 décembre, si on veut. J’ai longtemps suspecté une arnaque grossière pour me priver de ce dont le reste de la famille pouvait jouir sans retenue : la saint Jean, et ses feux, la sainte Catherine, et tout prend racine, la saint Alain, Claire, un gâteau et des petits cadeaux. Emmanuel, y peut se brosser. Je dois admettre que l’idée que ma mère ait pu me pipoter sur le nom du Christ pour économiser une boite de lego, ça ne colle pas trop avec le personnage. Bref, je plaisante, mais Miguel est un dieu dans sa ligue. J’explique : Il y a deux semaines (ma vie est un enfer), plicplicplic, une flaque sous mon boiler, une flaque têtue, tu l’essuies, elle revient. T’essuie encore. Elle revient encore. Petite, mais butée. J’appelle Samantha, oui ma chérie, mais là j’ai pas le temps, fuite, plicplicplic, tu m’envoies ton meilleur limier. Le mec arrive, pas du haut de gamme, il regarde la flaque, et me dit : ça vient du drain. Du what ? Je crois qu’il était prêt à sortir la plus grosse connerie de sa misérable carrière, mais le sens du ridicule – encore lui – a eu le dessus. Il s’est tu, il n’a pas dit : c’est la nappe phréatique qui remonte, votre maison va partir comme une barque au fil des flots. Il n’a pas dit ça, mais je l’ai pensé. Toute la nuit. Le lendemain, mon Miguel arrive, tout sourire, ce type sourit tout le temps. C’est dommage qu’on ne comprenne pas ce qu’il dise, je suis sûr que ce serait intéressant. Bref, je lui montre ma flaque. Et là, c’est plus Miguel, c’est Columbo. Il trainaille, furète, fait le tour, passe dans la salle de bain, lève la tête, touche le plafond, secoue la tête, tapote son cigare. Il s’en va, s’arrête, se retourne, lève son index : Oh, one more thing, M Normant. Le même jour, Miguel, au premier étage dans ma cuisine, fait un trou dans le mur. Ben, Miguel, on fait quoi là ? Le mec, il a ouvert un carré de 20 x 20 cm et devant lui y’avait un tuyau qui fuyait, là. Comment avait-il compris que la flaque sous mon boiler venait d’une fuite dans un tuyau au premier étage ? Alors, là, je passe. Je ne parle pas le guatémaltèque, et tout ça me dépasse totalement. Total : Miguel avait sauvé ma maison des flots rugissant de l’Aberjona, et mes nuits de cauchemars aqueux. Miguel, c’est dieu, mais avec une minuscule, quand même : Il avait trouvé la fuite, un miracle, mais il n’avait pas purgé. Et ça fait quoi, de pas purger, Sven ? Des bulles. Et les bulles elles font quoi ? Elles bloquent ma bonne eau chaude qui monte dans mes radiateurs pour chauffer mon lit, mes pieds, mon moi, tout mon moi. On revient à Sven, qui, après m’avoir terrorisé avec son coup des glaçons dans mes radiateurs, se lasse et purge. Et me voilà avec Sven, dans mon basement, à attendre que des bulles sortent de son tuyau … alléluia, et qu’ça bouillonne lan’dans, ça bubullote, des bulles en veux-tu en voilà. Je crois que je n’ai jamais été aussi heureux de voir des bulles. A part dans du Moët et Chandon, et encore. Mes problèmes s’évaporent dans un bouillonnement de vapeur, mes sphincters se relâchent, je pleure, je bave un peu. La température remonte jusqu’au premier étage. Je suis prêt. Tellement prêt, pour les bomb storms, surge storms, les subzero températures. Tu penses bien qu’après avoir survécu à ces aventures tuyautières, les -23C d’hier soir, c’était du nanan. Ma vie n’est pas un enfer. Ça me dirait quelque chose, en enfer il fait chaud. Mais il me faut quand même aller pelleter quelques mètres cubes de neige pour sortir ma voiture. C’est dommage, j’étais presque d’humeur à t’embrasser. |