La théorie des faits alternatifs constitue une percée fulgurante dans l’univers de la pensée puisque, d’après l’étude signée par Donald Trump, elle permet « à certaines propositions d’être vraies ou fausses en fonction du contexte et de la motivation de l’agent énonçant le fait ». Elle permet surtout de bazarder aux oubliettes le carcan de la bonne vieille logique héritée d’Aristote selon laquelle une affirmation est soit vraie, soit fausse. Avec la théorie des faits alternatifs, si l’on choisit bien les valeurs de C (le contexte) et de M (la motivation), on peut limiter les contraintes du raisonnement et démontrer tout et n’importe quoi, et son contraire aussi. Par conséquent, si l’on suit le raisonnement fabuleux de Donald Trump, 0 = 1 (ce qui explique qu’il y avait des milliards de personnes à son investiture) et que les cercles ont 11 côtés, ce qui avait échappé à tout le monde. Comment a-t-il réussi cet exploit ? En élevant dans sa tête un mur (payé par le Mexique) qui interdit de prendre en compte l’existence des cercles n’ayant pas 11 côtés ! Quand on vous dit que c’est génial. Ce préambule sort tout frais des colonnes du Monde. Il résume assez bien l’état d’esprit des gens qui en ont un peu (d’esprit), des gens qui regarde Donald Trump comme on regarde un rubik’s cube, ça tient dans la main, on comprend qu’il y a des petits pignons, dedans, mais de là à rendre les 6 faces unicolores, il y a un monde. Les gens, ceux avec un peu d’esprit décrits plus haut, sont surtout fatigués des abracadabrances du malade mental qui loge depuis janvier au 1600 Pennsylvania Avenue, Washington D.C. Ces gens, en buvant leur café du matin, regardant par la fenêtre, s’intéressent de plus en plus aux sautes d’humeur du climat nouvel anglais, comparées à celles du mongol orange, on en viendrait presque à trouver que 30 cm de neige et – 15C un 10 mars, finalement, c’est dans l’ordre des choses. Il a neigé toute la nuit. Et puis hier aussi. Sur l’océan de blancheur, il y a une tâche rouge, ça pète. C’est un cardinal. Il adore se montrer quand il a neigé, il déploie des trésors d’ingéniosité pour parader, froufrouter, montrer son meilleur profil. Je l’ai appelé Rackham. Je me disais que ce défilé de bestioles qui croisent dans mon jardin avait quelque chose de limité, de répétitif, de chiant, pour tout dire. Je me promettais bien d’arrêter de parler des Jean Pierre et autres Moshe quand ils sont apparus, tous les deux, dans mon champ de vision. Ne pas en faire des tonnes à propos de mon écureuil qui vient faire la danse du ventre sous ma fenêtre pour quémander un quignon de pain, sans doute, mais ne pas te décrire ce que je viens de voir, là, maintenant, c’est juste impossible, ce n’est pas – du point de vue du chroniqueur – ce n’est pas éthique. Puisque nous sommes tous confrontés au problème des fake news, je suis fier de pouvoir certifier que toutes les informations, histoires et chroniques que j’ai propulsées par le conduit sont vérifiables, vraies, du journalisme professionnel, du solide. Comme j’écris ces lignes, un coyote traverse le jardin, au petit trot, il ressemble au coyote de bipbip, Wile E. Je savais pas, mais un coyote (prononce kaïoti), c’est grand. C’est – derrière la vitre de ma cuisine – plutôt sympathique, pas particulièrement agressif. J’aurais voulu texter Moshe, mon lapin, mais je crois que Moshe n’est pas trop connecté. Evidemment tu t’en fous, tu te dis que je vis dans un monde sauvage, t’as qu’à voir qui ils ont élu président, un coyote, et puis après ? Après ? Un faucon. Un gros. Il est venu bouffer le pain de ma Dona Flore, là, devant moi, recroquevillé dans mon pyjama. A mon avis, Dona Flor et sa bande de brindzingues devaient aussi être recroquevillés dans leur pyjama, parce que – d’habitude – un faucon ça mange plutôt des écureuils que des miettes de pain. Un faucon végétarien, peut-être ? Dans notre bonne République Populaire de Cambridge – comme ils aiment à s’auto proclamer – tout est possible. Je vis entouré d’une quantité de nègres communistes tout fait stupéfiante (le plus célèbre d’entre eux, d’ailleurs, vient d’ici) je ne vis pas tout à fait en Amérique, je vis à Cambridge. A ce propos, je viens de recevoir mon cadeau annuel d’Amnesty International : un magnifique sac avec le logo jaune, tu peux pas le rater. Si j’habitais à Fargo, North Dakota, et que j’étais fatigué de la vie, je pourrais sortir dehors avec mon sac, je serais éliminé, hic et nunc, par un débile mental armé jusqu’aux dents. A Cambridge, tout le monde donne des sous à Amnesty, à Cambridge, les gens sont presque de gauche. Et puis Le Baron Noir, mon faucon, a pris son envol, déployé ses ailes sur quelques mètres, frôlant la barrière du fond du jardin, une puissance impressionnante, un 747 qui décolle, comparé, c’est sur, mon Rackham il fait dans l’ULM. Mais assez de discours de basse-cour, plongeons donc un instant, les mains dans le moteur, dans la noirceur de notre monde, c’était hier. Hier, c’était vendredi, c’était 5 heure, j’étais le dernier au labo, avec Ammar, un soudanais qui travaille avec moi et Devan, un sud-Africain, un bio-informaticien avec une couleur de peau qui ne le mettait pas franchement du bon côté de la barrière avant Mandela, et même – me disait-il - après Mandela. Et, pour la première fois de ma vie, j’ai entendu, live, en direct, ces deux jeunes hommes me raconter, calmement, entre une cacahuète et une gorgée de bière, me raconter ce que je lis, tout au fond de ma bulle, dans le New-Yorker ou le Monde, me raconter le racisme ordinaire. Ammar, vétérinaire, biologiste, garçon intéressant et intéressé, distribuait des colis pour gagner trois sous quand il était à U.T. (tu prononces youti), l’université d’état du Texas. Il avait un jour déposé son colis sur le porche d’une maison de banlieue, juste pour s’entendre hurler de l’intérieur de la maison “Get out, you fuckin’ nigga, or am gonna shoot ya”. Je lis la presse, je devrais savoir. Mais que ce type – devant moi – cet Associate Director of Pharmacology, avec qui je travaille tous les jours, vive au quotidien avec cette phrase dans les oreilles, ça m’a cloué. Moi, tu le sais, je geins à longueur de chronique parce que il fait froid, parce que les bostoniens conduisent comme des buses, parce qu’on m’a chouré mon passeport. Ammar, il ne geint pas, il est toujours souriant, et il a quelque part ce « fuckin’ nigga » qui surement revient comme un goût amer qui remonte quand les choses ne vont pas. Et les choses, aujourd’hui, pour un soudanais aux Etats Unis, elles ne vont pas. Et puis Devan, qui renchérit, un restaurant à Durban, un refus de l’hôtesse, les gens comme vous sentent mauvais … Devan et Ammar, ils étaient là, souriants. Et moi, j’ai eu honte d’être blanc. Bon. Tu pleures, c’est malin. Je sais : on va parler d’amour. Le lien avec le paragraphe précédent ? Super fastoche : Je t’ordonne d’aller voir, toutes affaires cessantes, Moonlight, un film incroyable. Une histoire d’amour, donc, filmé avec une pudeur, une sensibilité, que l’on pouvait presque toucher. Un film d’amour surprenant, l’histoire d’un petit garçon, noir, d’une banlieue merdique de Miami, qui grandit, et découvre son homosexualité, un film aux antipodes des hurlements gutturaux des suprématistes blancs et autres dingues, un film qui parle d’amour, mais c’est quoi l’amour ? Si une chose m’irrite particulièrement en terre Mohawk, peut-être même plus que la conduite bovine des autochtones, c’est bien la Saint Valentin à l’américaine. Je ne parle même pas du merchandising qui en est fait, les magasins qui vomissent un rose de synthèse criard, et de mauvaise qualité. Nan, ce qui me tue c’est qu’aux Etats Unis la Saint Valentin n’est pas la fête des amoureux, je veux dire de ceux qui s’aiment, qui se tripotent dans la rue, de ceux qui ne peuvent pas passer cinq minutes sans prendre une bolée de son parfum dans son cou, qui ne peuvent pas – mais enfin, arrête, y’a des gens – s’empêcher de remonter la main sous son pull. Ici, c’est la fête rose guimauve, la fête de rien. Tu aimes mamie ? Offre lui des roses, tu aimes ton chien, offre lui des chocolats. C’est navrant, c’est nouvel anglais, ca m’énerve. En fait ce mot est trop vague, On lui adjoint un tas d’adjectifs, pour tenter de préciser duquel on parle, l’amour fou, le coup de foudre, l’amour physique, l’amour vache. On a déjà expliqué, dans ces colonnes, que l’amour prend sa source dans une idée terriblement décoiffante de Dame Nature, une idée qu’elle a eue il y a 700 millions d’années. Elle s’ennuyait, Elle avait bricolé la reproduction asexuée, incroyablement efficace, toutes les vingt minutes, tac, la génération suivante, un égal deux. Et la voilà qui élabore un plan sophistiqué : la reproduction sexuée. Une femelle, un mâle, un peu de sperme, des ovules, des ovaires, voilà notre vieille Dame qui reprend gout à la vie, des vaches avec un cou de dix mètres, qui pondent des œufs, des oiseaux avec des dents, ça a une autre gueule qu’une cellule qui se divise, si t’as pas de microscope, t’es tintin. Mais il faut que ces satanées femelles, et les mâles aussi, il faut qu’ils aient envie. De baiser. Les douleurs de l’accouchement, les couches culottes, les frais des universités, c’est pas très vendeur, il faut quelque chose auquel ces êtres primaires ne résistent pas : l’envie, l’envie d’une récompense. Et la voilà, le cheveu en bataille, qui mélange, un peu de testostérone, pas trop, on va finir avec des Poutine des Erdogan et des Trump, de la dopamine, un bon bol d’ocytocine, hm, l’hormone des câlins, des progestérone, estrogène, on va se gêner. Et depuis sept cents millions d’années, ca marche bien. Trop, 7 milliards de petits d’homme ça fait beaucoup. Il faudrait qu’ils se calment. Malheureusement, certains pensent qu’arrêter le développement de quelques cellules au fond d’un trou noir est inacceptable, c’est le droit à la vie. Mais heureusement des gens pétris de realpolotik sont tout à fait d’accord pour laisser 35.000 enfants mourir chaque jour pour cause de dictatures bananières saupoudrées de remous sur le cours du pétrole. Pour chaque avortement d’adolescente violée en Alabama – avortement heureusement interdit par des lois que M Trump va renforcer prestement dans les prochains mois - pfou, 35 mille gosses africains vont quand même crever de faim, « America First » on te dit. Quand même, y’a pas, la nature est rudement bien faite. Je raisonne, je politise, j’amnestyinterationalise, mais finalement, soyons honnête, je ne peux m’empêcher d’être d’accord avec Grand Corps Malade, qui veut « prendre plein de photos de demain pour compléter celles d’hier », et qui s’étonne de « ce miracle anodin, on a fait une famille ». J’ai déjà dit mon désaccord avec mon ami Jean (Cocteau), qui prétendait qu’il n’y avait pas d’amour, seulement des preuves d’amour. Je persiste : c’est le contraire, l’amour ce n’est pas 12 roses arrachées en urgence au Stop & Shop du coin, l’amour c’est Elle. « And that’s all I have to say about thaat » (Forrest Gump) T’embrasser, ma reine, tu plaisantes ? Je suis sur un coup fumant, le leiomyosarcoma, un truc furieux, qui s’attaque à des gosses de quinze ans. Messire Cancer a quand même un tropisme, une tendance, aux coups sous la ceinture, ca m’irrite. Mais je le tiens, je viens de guérir une tripotée de souris, je ne vois pas comment il pourrait se sortir de mon piège diabolique (ou si peut-etre, je sais). |