La Chronique d'Emmanuel Normant   




                  Les cavaliers de l'apocalyse


 

Ce matin, je me suis levé de bonne heure. Le jour aussi s'était levé de bonne heure, avec une toute petite mine. Et puis toutes ces cendres sur mon drap blanc. On avait loué à Arcachon pas à Pompéi ? Chérie ? Si ?

Nous voilà donc à la fin du monde, il pleut des cendres sur Arcachon et des bombes sur Kiev, on avance d’un bon pas, sans défaillir, vers une éradication de l’espèce humaine. Ça va faire des vacances aux baleines. Ces lueurs jaunâtres d’un petit jour encombré d’aiguilles de pin roussies m’ont fait penser qu’il était plus que temps. Je me suis dit qu’après ce silence exaspérant, il était sans doute approprié de produire dans un grandiose feu d’artifice final, mon chef d’œuvre absolu, une chronique de l’Armageddon, une ultime récapitulation de l’Histoire de l’Homme, ou peut-être plus raisonnablement, des pérégrinations ridicules d’un petit pharmacien que nous connaissons bien. Dans mon TGV lancé à mille à l’heure vers Paris, toutes ces idées coagulaient gentiment. Tout à ses élucubrations, et sans doute intrigué de toutes ces vaches qui défilaient à très grande vitesse par la fenêtre, mon cerveau, également lancé à très grande vitesse dans le grand n’importe quoi, me proposait des scènes d’un film ou cette chronique serait retrouvée par les archéologues des temps futurs dans les décombres de la Cité Perdue, cette légende évanouie dont parlaient les anciens, d’une Ville qui ne Dormait Jamais. Et voilà. Pas plus loin que le premier paragraphe, que je viens de relire, je me prends déjà les pieds dans le tapis. Si c’est la fin du monde, ils sortent d’où tes archéologues ? Imbécile.

En sirotant ma caïpirinha à la terrasse des Deux Magots (la très grande vitesse de ce train, n’est pas une légende), je regardais ce spectacle toujours renouvelé de la foule sur le trottoir.

Sac au dos, bedaine au vent, chaussettes de contention engoncées dans des Bürgenstock de mauvaise fabrique des touristes frôlaient des lianes de filles à demi nues, sous le lin qui dansait dans la brise, qui se retournent, et vous plantent leurs yeux noirs le temps d’un éclair avant de s’évaporer dans le soir qui s’avance. « Paris is a feast » comme disait Hemingway, qui tutuait pas mal à l’endroit où je me trouve.

J’en rabattais finalement quelque peu, et me résolvais, à regret, à pondre une petite chronique, certes divertissante et de bon aloi, mais bien loin de mes rêves de grandeurs imbéciles.  Je regrettais presque de ne pas m’être fait chourrer mon passeport à la Brioche Dorée, incident, mes lecteurs les plus assidus s’en souviennent peut-être, qui avait fait péter la bonde, on ne parlait plus de chronique, on approchait la logorrhée. Mais la fin du monde a bien deux minutes, en fouillant mon cortex droit, j’ai retrouvé une brassée de post-it jaunis sur la porte du frigo qui me tient lieu de mémoire.  

C’était le 18 janvier 2021, j’étais colère.

 Ils ont finalement viré Trump, il était temps, mais dans le même mouvement ils nous ont piqué Bacri. T’as rien pour rien dans ce monde de brutes. Qui ça « ils » ? Je sais pas, le grand complot mondial, les juifs, les francs-maçons, Bill Gates. Ou, j’y pense, Dieu, peut-être. Celui-là, de toute façon, je le félicite pas. Jean Pierre Bacri, putain, à 69 ans, quand même, franchement. Ils pouvaient pas nous le laisser une petite décennie encore ? Aah naan… ça c’est trop demander, tu comprends. Mais pour garder Trump jusqu’à y’a pas d’âge, alors là, mêê ouêêê, y sont là, bien sûr (j’aurais bien demandé à Jean-Pierre de s’essayer sur cette tirade). « Ils » sont indécents. Je me suis donc fait une orgie de films de Bacri. En boucle. En perfusion. En shampoing, ça fait du bien.

Bon allez, Armageddon ou pas, c’est pas tout ça. Je viens te raconter une histoire. T’aimes bien les histoires. 

Pierre de Fermat se trémousse sur sa chaise, la nuit est tombée sur Toulouse, il griffonne dans la marge de son exemplaire des Arithmétiques De Diophante. Sacrément cochonnées, les marges sont pleines de notes et de graffitis. Pouvait pas acheter un cahier comme tout le monde ?

Son cerveau va plus vite que lui, il a trouvé la solution, quand même, celle-là c’était cogné. Et il va se coucher. Il y a une heure pour tout.

Pierre de Fermat est juge, commissaire aux requêtes, du parlement de Toulouse, il est polymathe, qu’on traduira approximativement par “c’est une tronche”. Nous sommes en 1660, à Beaumont-de-Lomagne, près de Castres. Pierrot est un juge sérieux, attentif aux détails, mais quand il rentre chez lui, adieu voleurs de poules, amants trucidés, il plonge dans les mystères des sciences, il est polymathe, toutes les sciences l'intéressent, les mathématiques, pourquoi non.

Il énonce et démontre une tripotée de théorèmes, le petit théorème de Fermat par exemple, qui donne une condition nécessaire pour qu'un nombre p soit premier. Il faut en effet que, pour tout a plus petit que p, ap – 1 soit congru à 1 modulo p. Moi non plus, je ne sais ce que veut dire « congru a 1 modulo p », mais il se trouve que ces bouillonnements incessants d’un cerveau toulousain du milieu du dix-septième siècle sont encore utilisés aujourd’hui dans des algorithmes compliqués qui permettent d’envoyer des gens sur la lune. Et moi, ça m’épate. Tout ça sert plutôt d’amuse-bouche pour notre polymathe, qui arrive, et nous aussi, a son dernier théorème. Le Dernier Théorème de Fermat, majuscules. Dernier puisqu’il fut le dernier à céder aux mathématiciens du XXème siècle. En effet, le fils de Pierre avait repris tous les grafouillis de son père, dans les marges surchargées de ses livres, et les avait rassemblés sous une forme intelligible pour tous. Les têtes d’œufs des siècles suivant s’étaient précipitées sur cette manne comme les poules à l’heure du grain et avaient validé toutes ces démonstrations sauf la dernière qui résistait salement. « il est impossible de partager soit un cube en deux cubes, soit un bicarré en deux bicarrés, soit en général une puissance quelconque supérieure au carré en deux puissances de même degré : j'en ai découvert une démonstration véritablement merveilleuse que cette marge est trop étroite pour contenir. »

Pierrot, ça sent le foutage de gueule, le coup de la marge. Mais comme il avait déjà trouvé pas mal de truc, eu raison contre Descartes, bon, le mec, quand même.

Kécécé ? L’énoncé du théorème n’a l’air de rien, , est impossible pour tous les n>2. Il n’existe pas une seule solution à , nan, même pas une petite. Ça t’épate. Des siècles plus tard, des petits malins auront bien l’impression, à l’aide d’ordinateurs surpuissants, d’avoir montré que le théorème était faux. Par exemple, la machine montra que . Ça colle. Si on s’arrête à 12 décimales, en tout cas. Après ça se gâte. Comment je sais ? Je regarde les Simpsons, une série qui a été écrite par des geeks de Harvard, qui ont parsemé les épisodes, et les loufoqueries de Homer, d’équations de Fermat. Mais bien sur tout ça n’est que carabistouilles et galimatias de cour d’école. La leçon de ce gloubi boulga indigeste se passe ailleurs. A Cambridge. L’autre. On avait déjà démontré, en consommant pas mal de whisky et de cire de bougie, que le théorème était vrai pour la puissance 3 et la puissance 4. Pas mal, mais pour aller jusqu’à « tout n plus grand que 2 », pour aller jusqu’à l’infini, y’avait encore du taf.

Des siècles plus tard, on avait fini par renommer le théorème en conjecture, terme poli pour parler d’un foutage de gueule.  Mais en 1994, apparaît Andy, Andrew Wiles, qui entre dans la danse. Andy est anglais, mais il est surtout un enfant, un enfant de 10 ans. Et si tu le crois pas tawar ta gueule à la récré. Un bonhomme de dix ans qui se passionne pour le dernier théorème de Fermat, c’est rare, bizarre même. Moi quand j’avais dix ans j’étais amoureux d’une jeannette aux yeux trop bleus, je collectionnais les paninis de foot, je n’étais pas du tout dans le théorème de Fermat. Andy si.

 

Andy fait le lien entre ce théorème et la conjecture de Taniyama-Shimura, et ça, pour un enfant de dix ans, comme pour un médaille Fields, c’était pas facile. La démonstration de Andy est disséquée sous le microscope, tout le monde y va de sa critique, et badaboum, on montre que, ben oui, la démonstration contient un os, en terme technique on parle d’une couille. Notre Andy ne se laisse pas démonter, passe une dizaine d’années à masturber son cerveau, et peut être d’autres parties de son anatomie, l’histoire ne précise pas, et revient avec une correction, et donc une démonstration, qui jusqu’à aujourd’hui tient toujours. Hm ? Et alors ? Alors deux points : d’abord Fermat n’avait pas, à son époque, les outils mathématiques utilisés par Wiles pour démontrer son théorème. Il aurait donc menti. Ou plus exactement, il se serait trompé dans le courant de sa démonstration, mais n’aurait pas eu de « peer reviewers », de critiques, qui auraient pu lui démontrer qu’il avait tort. Je croise le fer avec ses reviewers, j’en suis moi-même un, ces gens-là sont horripilants, pédants, suffisants, mais, on en a besoin. Pas toi, j’entends, mais nous, les savants, l’élite, ceux qui pensent dur comme fer que tous les autres sont des crétins à demi trisomiques, on en a bien besoin. Deuxième point, c’est quand qu’on arrive ?, j’y viens j’y viens, deuxième point, alors que n’importe quel macaque est capable de comprendre que tu ne peux pas séparer un cube en deux cubes, la recherche de cette démonstration durant trois siècles a permis de comprendre et de formuler des notions comme la théorie des nombres algébriques et d’autres encore plus compliquées, qui, ça s’trouve, permet à ton grille-pain d’atteindre, à tous les coups, cette consistance, chaude, moelleuse et douce d’un toast parfaitement grillé. Ah.

Voilà, c’est à ça que mon cerveau, évitant toutes ces vaches qui fonçaient sur lui a 350km/h sur le chemin de Paris, c’est à ça qu’il pensait. Je crois que je vais le virer. Il me coûte une blinde en sucre, omega-3 et protéines diverses, pour finalement ne fournir des services que mes amis américains, maîtres de la litote, qualifieraient de « sub par ». Ou bien peut-être finalement que cette chronique de l’Armageddon n’était pas une si mauvaise idée.

Je ne t’embrasse pas, il me semble entendre dans la cage d’escalier les sept anges de l’apocalypse. Je n’ai que du Baygon vert, je ne suis pas sûr, finalement, que ce bulletin ne soit pas le dernier.

 
 



 














 
 
 
 



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