Glouglouglou, plicplicplic. C’est pas très facile d’écrire l’eau. On peut décrire les sentiments du quidam qui regarde l’eau couler, on peut digresser sur sa couleur turquoise en Floride ou grise à Cayeux-sur-mer. Mais l’eau elle-même. Et puis je ne suis pas Baudelaire, et je ne contemple pas mon âme dans le déroulement infini de sa lame. Mais je suis actuellement les pieds dedans, à écouter le plicplicplic de la fontaine de la piscine dans laquelle, donc, mes pieds se détendent d’une longue journée de voiture, cette phrase n’en finit pas, c’est une horreur. Je ne suis pas Hemingway non plus. Je te parle d’Ernest Hemingway, parce que je vais visiter sa maison, qui se visite, puisque c’est un musée. Tu me surprends en effet à Key West, au bout du bout de la Floride, au bout de la Overseas Highway, ruban d’asphalte plus souvent les pieds dans l’eau, elle aussi, que sur la terre ferme. Hemingway aimait les chats, et la maison-musée en est pleine. Leur indifférence calculée, leurs postures nonchalantes, m’enchantent. Des touristes en short les poursuivent d’assiduités affligeantes, auxquelles leurs yeux émeraude répondent d’un « j’ai horreur qu’on me tutoie » desprogien et définitif. Ils connaissent leurs classiques, et s’échangent du Audiard dans le texte (on n’est pas chez Hemingway pour rien) : Les cons ça osent tout, c’est même à ça qu’on les reconnait. Quand je serai grand, je serai un chat. Celui du bois mouillé, si tu veux. Hemingway a passé dix ans à Key West, où il a bu plus que de raison, et où il a écrit aussi. Il a écrit un truc qui me plait, il a dit: « If you are lucky enough to have lived in Paris as a young man, then wherever you go for the rest of your life, it stays with you, for Paris is a movable feast ». Et c’est vrai. Après toutes ces années, quand je donne la main à ma parisienne dans les rues de Manhattan ou de Key West, je suis un peu à Paris. Key West est un village de hippies. Mon chef, au travail, m’avait dit, tu vas voir c’est très « liberal ». Liberal, pour mes amis américains, ça veut dire que tu bois dans la rue, tu fumes dans la rue, tu embrasses ton ami dans la rue, et aussi sur sa bouche, libéral, ça veut dire que c’est le bordel. Ça m’avait pas mal plu, quand Vito m’a dit ça. Et indiscutablement, Key West, physiquement éloignée des heartlands, des campagnes, confirmait cette idée que les côtiers, les iliens, les gens qui sentent le vent du large dans leur cheveux le matin, ces gens-là ont un esprit ouvert comme leur horizon. C’est marrant. Il y a une relation – indiscutable – entre le paysage et la couleur de ton bulletin de vote. Après un diner cubain qui m’avait arraché le peu de papilles qui me reste, je suis parti me coucher, le lancinant marmottement du ventilateur ayant tôt fait de me noyer dans un sommeil paisible, plaisant, un sommeil qui m’a replongé un an en arrière, à Paris, France. Dès que je m’endors, en effet, mes neurones, libres de tout contrôle conscient, comme des enfants dans la cour de récréation, s’ébattent, et ça rigole, et s’évadent du carcan dans lesquels je tente – maladroitement – de les maintenir, le jour venu. La vie m’amuse. Elle se fout de ma gueule, c’est ahurissant. Elle ne s’en excuse même pas d’ailleurs, elle ne dit rien, elle lance les dés, et pousse mon pion, avec une fossette qui se creuse, une exclamation « mais il est divinement con, ce type », elle s’étonne sans doute des mouvements erratiques et surprenants de ce petit pharmacien. J’aime à croire que la vie m’aime un peu. J’explique, j’étaie, voilà, tu sais. Il t’en souvient, mon lilas noir, il y a un an, à Paris, alors que je courrai, haletant, après de fumeux formulaires, de paperasses improbables, des cartes bleues, vertes, oranges, je suis tombé sur Irène Nemirowski. Et tout ce salmigondis de passeports s’est évaporé séance tenante. Je déambulais dans le centre commercial Italie 2. Italie 2 ? c’est pas pour les bœufs, stipulait le dépliant publicitaire, distribué aux passants par des jeunes filles, trop bronzées, pas assez couvertes – par les temps qui courent - mais diaboliquement filles et terriblement jeunes. Le centre Italie 2 regorge de boulangeries alibabesques, de librairies Alexandriesques, de magasin de lingeries à damner un dominicain de l’Opus Dei, pour un français qui vit aux Etats-Unis, Italie 2 t’interpelle, c’est quoi, déjà, ce que tu fais à Boston ? Malheureusement, j’étais tout accaparé par trois tâches clairement répertoriées dans mon cortex frontal droit, un, colmater la brèche immonde sur le pied gauche de mon fils, il faisait la veille le guignol avec une planche de surf, deux, renvoyer cette conne de clé de voiture, Chronopost, 35 euros, à la succursale de Avis, sise derrière la gare de Bordeaux, et trois, acheter des tickets de métro pour rejoindre la ruche, l’Aéroport Charles de Gaule, le lendemain matin. L’orteil de mon fils suintait le mal être, des individus unicellulaires et opportunistes avaient envahi la place, c’était rouge, gonflé, quasi-purulent, pas bon, me disait le pharmacien qui sommeille en moi. Je poussais donc, inquiet, la porte d’une pharmacie du boulevard d’Italie, bonjour madame, docteur, doctoresse, j’exhibe le pied. La pharmacienne en blouse blanche dont le sein gauche s’appelle Pharmacien, commence par me sourire. Un plissement des yeux, un silence, une fossette qui se creuse, elle lève des yeux tout bleu, grands, calmes, elle ne me prend pas pour un enfant de maternelle, elle me vouvoie, on est pas dans le « il s’est fait ça comment le grand garçon ? ». Sa conversation m’apaise. Elle ne veut pas me vendre un shampoing à la crotte d’abeille, elle m’explique que mon fils va prendre un anti-inflammatoire, et que, à Boston, puisque Boston il y a, il faudra une radio, everything is under control. J’aurai voulu lui dire, j’aurai voulu embrasser sa fossette, j’aurai voulu lui expliquer qu’elle était tellement tout ça. Merci docteur, bredouillais-je. Le garçon en question se fera rafistoler effectivement le pied au Winchester Hospital, et à l’heure où je parle, il gambade sur les plages de Cape Cod avec une bande de jeunes, son orteil gauche pète la forme. La deuxième étape se présente comme la face nord du K2 un soir d’hiver. Il me faut un Chronopost, on est samedi après-midi, la poste de l’avenue d’Italie ferme dans vingt minutes, nous sommes clairement dans une situation de crise. Je pousse la porte, et me dirige vers une préposée qui pourrait avoir l’air prédisposé. Madame – aucune information sur le sein gauche ne me permets de jauger du rôle de cette chose molle, mais avenante, dans l’organigramme complexe des postes et télécommunications de la république française. Aucun, peut-être. Aucun rôle. Madame, bonjour, je voudrais envoyer un Chronopost à Bordeaux. Elle m’interrompt, il est 13h40, le prochain Chronopost partira lundi, monsieur, oh, non, mardi, lundi c’est le 14 juillet. 35 euros plus tard, la préposée tamponne d’un geste autoritaire mon colis. La clé de la voiture que j’ai déposée ce matin à 5h… nan. Une autre fois je te raconterai. Ma vie est tellement complexe qu’elle ne tient pas dans une simple chronique ? Ça m’effare. Encouragé par deux succès indiscutables, je descends les marches du métro de la Place d’Italie, aspire une bouffée de cette odeur si particulière de l’ozone métropolitain et me voilà à tripoter la machine des tickets. Moins sympathiques que mes deux interlocutrices précédentes, le monstre cyclopéen crachouille ma visa gold, de qui se moque-t-on. J’approche le guichet, auquel s’accroche un vieil homme dont ce qu’il reste de pantalon n’est retenu, autour d’un ventre d’une sphéricité quasi parfaite, que par une ficelle qui a dû ligoter – dans un glorieux passé – un rôti de bœuf hors de prix. L’homme voudrait entrer dans le métro, mais un gardien de la sécurité lui refuse l’accès tant qu’il ne s’est pas acquitté d’un titre de transport valide, non, monsieur, s’obstine-t-il, votre titre n’est pas valide, il ne l’est plus, il est tout tamponné, regardez, là, et puis là aussi. Situation complexe et inextricable, qui verra ton héros sortir une fois encore, vainqueur, mais comment fait-il ? Le pied de mon fils, le Chronopost, et les tickets de métro s’évaporant comme des souvenirs à peine futiles, me voilà à la FNAC de Italie 2 – c’est pas pour les bœufs. Je me retrouve enfin dans ma piscine, glouglouglou, plicplicplic, je connais cette musique-là, l’odeur des livres. Et me voilà barbotant, le dernier Echenoz !, et le dernier Ruffin, John Fante, évidemment. Je patauge. Je me vautre. Je suis l’oncle picsou dans son bain de pièces d’or. Et je tombe sur Irène. Je ne suis pas trop sûr que Dieu existe, mais je dois reconnaitre que la biologie moléculaire et le néodarwinisme ne peuvent tout à fait expliquer Irène Némirowski. Il est cinq heure, Key West s’éveille. Je sors de la chambre, plicplicplic, je sirote un café les pieds dans ma piscine, la fontaine glougloute, le jour se lève sur le golfe du Mexique. Les chats d’Ernest dorment encore, il fait déjà 30 degrés, je me dirige vers la mer, et je m’assoie dedans. Elle est un peu surprise, la mer. Elle balance doucement ses reflets émeraude. Elle me fait penser à ma pharmacienne de la place d’Italie. Une douceur tranquille, la mer n’a pas de fossette. Elle devrait. Mais elle a des yeux bleus. Elle ne se moque pas, elle ne ricane pas, elle est contente de me voir. On est tous les deux. Et ton papa, me demande t’elle, ça va comment ? Couci couca Elle se retire, et elle revient: va le voir, susurre t-elle |