La chronique de Emmanuel Normant






                Le pangolin est un être éminemment pacifique


 
Comme j’ai déjà dit, une chronique ne fonctionne vraiment que lorsque qu’elle s’attarde sur les problèmes du narrateur, des gros problèmes, des que le lecteur n’a pas. Des racoons dans son jardin de Nouvelle Angleterre, oui, sa tondeuse qui fume, voilà, excellent.

Aujourd’hui, 793 italiens sont morts. Ça a fait la une quelques minutes, avant qu’on ne s’inquiète du nombre de masques disponibles, à Manhattan ou à Paris. Peut-on écrire une chronique drôle, légère, subtile, à propos de 793 italiens morts ? Ou 470 français ?

Alors je me tais, je vais aller – pendant que c’est encore ouvert – acheter ma baguette.

Mais, me disait encore ce matin dans la glace de la salle de bain le vieux monsieur que je rase tous les jours, tu veux faire quoi ? Et pourquoi pas rire ? Pas en rire, juste rire. J’ai essayé, devant le miroir. Bof. J’ai mis U2, Beautiful Day. Mieux. J’ai relu Desproges. Rechute. J’ai appris quelque chose : il ne faut pas lire Desproges pendant une pandémie.

On l’aura noté, j’ai une fâcheuse tendance à l’irrespect, je m’ébroue dans la provocation, je patauge dans l’impertinence, j’agace, je courrouce, je navre, c’est mon karma. Mais là, dame nature m’a complètement dépassé. Je suis coi.

Bon, j’essaie.

 

Nous sommes inondés de chiffres, de courbes, de petits cercles qui enflent de jour en jour, comme des ronds dans l’eau après qu’on a jeté un caillou. Un petit dans le Wyoming (le virus ne s’attaque pas aux bisons) une météorite à New York. Le code couleur - pour les crétins qui n’auraient pas compris (y’en a pas mal chez nous) ? - est totalement anxiogène, plus il y a de cas, plus le rouge vire au violet, la couleur du sang des patients qui dévissent ? Je sais pas, ils pourraient faire un effort. Du pastel couleur yaourt, ou de la gouache de maternelle, je suis sûr que les gens apprécieraient. Ces ronds dans l’eau dont l’onde s’expand, ça fait peur, mais ça reste assez théorique. Pour l’état de New York, la circonférence passe par Boston, Philadelphia et Washington, ça laisse de la marge. Mais ce matin j’ai vu sur le New York times la carte de Manhattan. Les mêmes petits cercles, tout partout, sauf à Central Park. Upper West side ? 206. Bon, 206, c’est beaucoup, mais UWS c’est 6 avenues, de la rivière à Central Park, et 50 streets de Harlem au Lincoln Center. Six fois cinquante, je pose tout et je ne retiens rien, ça fait 300 blocks. Moins de un cas par block, c’est pas beaucoup. Et, comme disait mon père, on n’est jamais à l’abri d’un coup de bol, le block qui me sépare de mon Nicolas local pourrait être virus-free, et je peux donc continuer d’aller acheter mon Saint Emilion sans crainte. Il reste, vaguement, la crainte de sombrer dans un alcoolisme fatal. Ce serait ballot de partir du foie pendant une pandémie de SARS, non ? Je me suis mis à l’eau pétillante. C’est pas mal. Mais ça fait pas pareil.

 Et puis, ce matin, une note du super(intendant) : y’a un type au 4ème qu’a vomi son gouter ou quelque chose, ça se rapproche quand même pas mal. Moi, je m’en fous, je peux me réfugier sur ma terrasse, au seizième, je mourrai de froid, c’est beaucoup plus propre. A propos de froid, ils ont installé des camions frigorifiques dans les Queens. Pour les gens. C’est plus propre. Et on en arrive, comme je disais il y a un instant, à une chronique totalement surréelle. Cette logorrhée ferait à peine l’affaire si je m’étais lancé dans un scripte d’une mauvaise série de science-fiction, mais tout ce que je viens de dire, c’est vrai. Ils ont vraiment sorti des camions frigorifiques. Et j’en reviens donc à la question à mon vieil ami dans le miroir. Jusqu’où s’arrêtera-t-il, est-on en droit de se demander.

Je peux prendre un peu de hauteur, mettre mon nez rouge et me moquer du monstre orange. Mais même ça, ça ne fait plus rire personne. Ce type est une catastrophe en temps normal, tout le monde avait la trouille d’un désastre pendant sa présidence. Tout le monde avait raison.  On avait pensé à une guerre nucléaire avec son ami coréen qui brille dans le noir, d’une guerre économique. On n’avait pas pensé à la pandémie. Il s’est lancé depuis peu dans des logorrhées de deux heures estampillées « White House Briefings », ça avait l’air de lui plaire pas mal, jusqu’au jour où il a du annoncer que sans doute 100 à 200 mille américains allaient mourir. Ça fait plus que la Corée, le Vietnam, on peut rajouter September 11, le SARS, le MERS, l’Afghanistan, l’Irak on est encore loin du compte. Or dans l’ile magique de Donald, le monstre orange n’apporte que des bonnes nouvelles, le Dow Jones est au plafond, le chômage n’existe plus, les bougnoules sont enfin partis, et on va finalement mettre en prison ces trainées qui voulaient avorter. Depuis cette déclaration on le voit beaucoup moins. A quelque chose malheur est bon.

 

Ah, je sais, j’ai une bonne nouvelle. Enfin, une future bonne nouvelle. Tu sais que je bricole tout un tas de trucs pour aider des gens qui vont couci-couça, même si un lymphome, dans la furie des semaines passées, peut apparaitre comme un détail. Pas mal de ces gens, cependant, pensent que c’est plutôt embêtant, et docteur, si on pouvait faire quelque chose. Je travaille donc, claquemuré dans mon nid d’aigle, encore plus que d’habitude. Et non content de bidouiller dans le noir, à mes heures perdues, je lis la littérature scientifique, c’est-à-dire, aujourd’hui, la littérature sur le COVID19. Si on pouvait représenter avec des cercles similaires à ceux de la propagation du virus le nombre de papiers sur le virus, on aurait une gigantesque pastille, de de là à de là. Un de ces papiers m’a fait lever le sourcil. Les types y expliquent des choses très compliquées d’où il ressort quand même que l’une de mes médicaments pourraient bien réduire ce crétin de virus au silence, et cette pandémie à une petite grippette, comme l’ont suggéré les Bolsonaro, Johnson, Trump et autres imbéciles. Je donnerai peut-être raison à ces crétins, mais si mon médoc a un effet quelconque, on me couvrira d’or. J’appelle les mecs du NIH, de Pasteur, arrêtez tout, j’ai ce qu’il vous faut. Et voilà. Je vais travailler avec Pasteur, je vais sauver le monde. Dans l’ensemble, je considère ça comme une bonne nouvelle.

 

Puisque on est dans la science, restons-y, et revenons à l’origine de nos tribulations.

SARS-CoV2 fait quand même un peu chier. Cette allégation est doublement incorrecte, elle est non seulement grossière mais aussi erronée. Erronée, parce que si j’ai compris, le théâtre des opérations se situe plutôt du côté des bronches que du gros intestin.

Ce SARS-CoV2, donc, a sans doute passé quelques millénaires au chaud, dans une chauve-souris, au fond d’une cave, c’était très calme. Et voilà qu’au hasard d’une mutation – c’est son métier de muter – il se retrouve dans un pangolin, pas mal non plus, le pangolin, avec vue sur la forêt, c’est coquet. SARS-CoV2 n’a jamais eu à se plaindre du pangolin, une bête éminemment pacifique, comme disait Pierre. Mais sans qu’il n’ait rien demandé, notre pangolin se retrouve dans un marché de Wuhan, et surtout dans une situation des plus précaires.  Et voilà notre virus dans un tout nouvel habitacle, assez peu sympathique, plutôt alcoolisé, enfumé, c’est un bouge ou quoi, rumine-t-il, et le voila qui bricole son génome en catastrophe, il faut bien vivre. Il reprend ses plans, compare la séquence humaine du récepteur ACE-2 (la serrure de sa porte d’entrée) à celle du pangolin, tu parles que c’est commode. Et le voilà chez son nouvel hôte. Comme il ne connait pas encore bien son nouveau territoire, il cochonne pas mal, y’a des dommages collatéraux. Il n’est pas encore, dirait Charles, adapté à son nouveau milieu.

 

Mais, nous, son nouveau milieu, les hommes, les blancs, j’entends, on était bien, on n’avait rien demandé.

On était les rois du monde. On avait maitrisé des armées de tigres à dents de sabre, de mammouths, on savait faire du feu, on commençait à maitriser pas mal la daube en sauce, et même, plus dur, on avait à peu près dompté les femmes. C’avait été un peu compliqué, mais on avait trouvé un truc, un peu par hasard, on y croyait pas trop nous-même, mais ça avait marché du feu de dieu (si on peut dire). On avait réussi à leur faire croire que « Dieu te dit que t’es là pour faire des gosses, et surtout, surtout, pour la mouler ». On reconnaitra que sans les brutalités hommasses, les lapidations, les buchers, c’aurait été moins facile.  

 Et puis on avait bricolé des épées, inventé la poudre, et finalement mis le monde entier sous notre coupe. Les montagnes nous servaient à faire du ski, les océans à faire du snorkeling, on pillait sans remord les richesses naturelles, on massacrait toutes les bestioles qui n’étaient pas d’accord. On massacrait tous les hommes, les moins blancs, qui n’étaient pas d’accord. On massacrait énormément, toute une époque. On était une bande de jeunes voyous friqués arrogants et ignorants dans un jardin anglais et sophistiqué. On polluait à coup de charbon, de pétrole, d’insecticide, de bombes atomiques, on martyrisait, on faisait fondre les glaces des pôles, vidait la terre de ses insectes, de ses abeilles, de ses baleines, on s’en foutait : le Dow Jones était au plafond.

 

Et voilà que, sorti de nulle part, d’un pangolin, sans rire, un truc de 50 nanomètres (c’est pas beaucoup 50 nanomètres) vient, en 3 mois, de nous expulser de notre trône. Ce génome de trente mille pairs de bases, quinze malheureux gènes même pas foutus de se répliquer tout seul - à ce niveau, on frise l’amateurisme - ce trou du cul vient de coloniser un système quand même un rien plus sophistiqué, pluricellulaire, 2 milliards de pairs de bases, trente mille gènes. Ouais. Il a fait main basse sur le pactole. Et y t’emmerde.

 

On tremble donc, on dessine des courbes, des ronds, on calcule le pic, on divise par le nombre d’Ehpad. Le Dow Jones ne va pas bien du tout, on injecte des trilliards de dollars, on ne sait pas ce que ça veut dire des trilliards de dollars, sans doute pas grand-chose, en fait. 

SARS-CoV2 fait son malin, mais on va bien finir par le coincer dans un coin sombre. Ou bien il partira tout seul, comme le chat qui s’en va tout seul par les chemins du bois mouillé.

Dame Nature n’est pas foncièrement agressive, mais elle a horreur de la connerie à l’état pure, alors elle nous le dit. Gentiment. Serons-nous, collectivement, capables de l’écouter, pour préparer SARS-CoV3 ?

 

T’embrasser ? mais c’est totalement illégal. Et puis avec mon masque ce serait ridicule.




 


 
 
 



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