Le père Dupuis mâchonne sa gitane maïs avec enthousiasme. Ça me fait penser à mes menthols dans le troisième tiroir de mon bureau. Je fume en cachette. Enfin, en cachette. Je me doute bien qu’ils l’ont senti, dans tous les sens du terme. Il y a une sorte de status quo. Je vais, tard le soir, à la fenêtre de la salle de bain, grande ouverte sur le froid glacial de la nuit hivernale. Ça me procure un certain plaisir, j’aime bien le goût, mais ça racle la gorge. Tout a un prix. Hier, j’ai laissé onze roses rouges sur la table de son appartement. Onze parce que la fleuriste m’a dit qu’il fallait un nombre impair. Pas trop compris pourquoi. Je n’aime pas le langage des fleurs. Les fleurs elles véhiculent une émotion normalement. Et moi, mon émotion, elle est la même avec dix ou onze fleurs. A peine dix pour cent plus forte peut être. Mais je gère très mal ce qu’on appelle émotion. Alors dix pour cent, vous pensez. De plus j’ai horreur de la superstition et des associations entre les chiffres qui croisent notre vie quotidienne et la qualité de cette dernière. J’ai lu que la 4L avait fait un flop au Japon parce que 4, c’est pair. Pair, c’est féminin (là, sans être vulgaire, je vois bien de quoi on parle). Et féminin, c’est pas bien. Là je suis pas d’accord. Comme nombre de poètes avant moi (je dis pas que je suis poète, hein ?) je crois que la meilleure partie de l’humanité c’est la féminine. A part peut être Madame Thatcher, comme dit Renaud. Mouais. Marrant, c’est vrai au Japon, mais aussi en occident. 3, 7, oui, ça, c’est du chiffre, avec des pelletées de références d’exégètes matheux. Bon, y’a 13. Moi, j’aime bien 13. Ça me fait penser au vilain petit canard. Il est toujours puni le 13, tout ça parce qu’aucun des disciples du Christ n’a séché la Cène. J’imagine un Jacques ou un Thomas :
Je m’égare un peu là. Revenons à mes fleurs. 11. D’accord. Pourquoi pas. Je les ai mises le plus harmonieusement possible dans un vase sur la table. Bon, tu vois, pas en vrac, pas cochon. J’ai pris un papier et j’ai écrit un mot parce que je ne serai pas là quand elle rentrera. Je vous montre ? D’habitude c’est pas mon genre. Onze roses, La première pour m’excuser de n’être pas là maintenant. La deuxième pour la porte de ton âme, ton regard, tes yeux, quand je m’y vois tout entier. Pour ses éclats d’or que le soleil renvoie comme des pépites au fond d’une rivière. Pour ces deux émeraudes que je connais par cœur et que je redécouvre quand même, encore et encore. La troisième pour ton amour des livres, des arts pour ta curiosité d’enfant pour le neuf et le nouveau, l’inconnu. Pour ce sentiment d’être uni à toi jusqu’au tréfonds de nos réseaux neuronaux. La quatrième pour ton goût de la vie, pour tes envies de dépenses, pour ouvrir en grand les fenêtres de ma vie poussiéreuse. Pour avoir réussi à me sortir de ma vie étriquée et bourgeoise de l’existence. Pour être le moteur de ma vie. La cinquième pour tes seins qui m’affolent (peut être devrais-je mettre une rose pour chacun d’eux ?) emprisonnés dans une lingerie coquine qui me murmurent viens prend nous dans tes mains, ballot, t’en crève d’envie. Pour tes seins nus et fondants, tellement. Pour le plaisir infini de ma bouche qui plonge dans le canyon et gravit à droite ou à gauche une des collines pour en gober le sommet si tendre. La sixième pour ta patience avec moi, l’incertain, le poseur de questions. Pour toi qui trouve quelque chose de grand dans le fouillis de mon âme. La septième pour tes mains quand elles affolent mon corps, pour la chaleur de ta bouche et la langueur de ta langue quand elle joue sur mon corps. La huitième pour ton adorable ventre, plat, lisse qui mène en pente douce, l’air de rien, vers ce bois où je me perds chaque fois, forêt enchantée où le temps n’est plus, où tout n’est que calme et volupté. La neuvième pour rendre amoureux et jaloux tous les hommes que tu croises. La dixième pour ces quelques semaines qui ont changé ma vie. L’arc en ciel que le soleil dessine alors qu’il pleut encore. La dernière, la plus importante sans doute, pour rien. Comme ça, juste parce que c’est toi. Le goût, le bon goût. C’est une notion que je n’appréhende pas naturellement. Comprends rien, en fait. Ma panthère rigole souvent de mes accoutrements et associations de couleurs vestimentaires. Je tente de lui expliquer que l’association est purement aléatoire. La place dans mon tiroir me tient lieu de choix esthétique. Trois coups brefs et stridents m’extirpent de mes couleurs et de mes roses. Voilà, une mi-temps s’est écoulée. Je n’ai pris qu’un but, pas de mal fonctionnement criant. On rentre au vestiaire. J’enlève mes gants, et mes mains respirent. Plaisirs minuscules. Je rentre les languettes de mes gants dans ma ceinture, et, comme un cow-boy après le duel, rentre d’un pas souple, félin, en tout cas je l’espère, vers le vestiaire. |