Le Gardien de but
                                                     Emmanuel Normant  
                 
 


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 Le match pour le moment trainaille en milieu de terrain. C’est le creux de la vague, tout le monde fait plus ou moins semblant de tenir son poste. Dans ce marasme, un imbécile balance un ballon n’importe où, en l’occurrence dans mon pré carré. Eric est inexistant, et son ailier en profite pour récupérer le ballon et le glisser à l’avant centre. Je n’ai pas bougé de ma ligne, comme paralysé de n’avoir rien tenté plus tôt. Une ou deux secondes interminables s’écoulent, où je me dis que j’aurais pu, j’aurais du…mais que c’est trop tard maintenant, sauver les apparences peut-être ? Oui. A peine. Je me couche donc dans la boue, sacrifice rituel à mon image, alors que l’autre dégingandé place le ballon sans peine au fond du but vide.
Bien. Sûr. Je suis responsable, mais pas complètement coupable. C’est le côté positif des sports collectifs, on ne détient qu’un onzième de la responsabilité du score, surtout quand celui-ci est mauvais. Un onzième ça fait moins de dix pour cent. C’est peu finalement.
 
Les adversaires se congratulent en prenant des poses qui me semblent grossières et extravagantes au regard de ce but de petit calibre. J’oublie que les miens ont célébré avec les mêmes danses notre réussite il n’y a pas dix minutes.
Qu’elle est longue cette mi-temps ! J’irai bien prendre une orange au vestiaire.
 
Qu’il faisait beau le week-end dernier ! Pas comme aujourd’hui. Je suis parti à grande enjambée rejoindre le train magique qui m’emmène dans ce lieu de tous les plaisirs, le premier d’entre eux restant d’être seul, anonyme dans la foule. Assimiler le RER B a un train magique est certainement exagéré, mais ce lieu magique c’est Paris. Mon Paris. J’ai quelques spots préférés à partir desquels je rayonne. Dépend de l’humeur. Sérieuse, romantique, esthétique, ce sera donc les livres, les affiches ou juste la pierre des palais de bords de Seine. Lubrique, ma libido me mènera par le bout du sexe dans ces lieux de dépravation de la rue Saint-Denis ou de la Place Pigalle.
Les bouquinistes des bords de seine sont un arrêt quasi-rituel. Je passe les vendeurs de cartes postales et de souvenirs qui polluent, je trouve, cette ambiance presque studieuse et réservée aux initiés. Cependant, il est vrai, cette condescendance pour ces gros balourds qui recherchent ici des tours Eiffel dorées au minium fait aussi parti du plaisir. A quoi ça sert d’être un initié si personne ne le remarque ? Je flâne donc dans les étals de vieux livres, là où mes compétences se tarissent. Mes connaissances littéraires sont clairsemées, mon goût de la lecture trop récent. Je suis un parfait néophyte et je pourrais manipuler une dizaine d’incunables en les confondants avec les poussiéreux volumes qui traînent dans la bibliothèque de mes grands-parents. Peu importe, je flâne, et c’est bon. Les vieilles iconographies côtoient les piles de magazines des années soixante dix où de belles filles exhibent des formes généreuses en des poses lascives, malheureusement gâchées par une mode super craignos. Mais le Pont Neuf et la place Dauphine m’attendent. Je suis libre. Je suis seul donc je suis libre. J’ai envie d’être doué en dessin pour croquer cette ambiance. Je m’essaierai plus tard. Peut-être. Comme la musique, pas doué pour deux sous, ignare même, je continue néanmoins à m’habiller en jazzman dans mes séances de cinéma solitaires et nocturnes. J’aime apprendre Paris, je suis toujours fier de reconnaître quelques recoins de la capitale. Rive gauche, rue de Seine, puis Saint-André des Arts pour les posters géants de mes films culte.

Dernièrement, Il Etait une Fois dans l’Ouest, pour l’harmonica, pour la tragédie. C’est de la tragédie classique à l’ombre des saguaros. Des secrets lourds à porter. Moi, je n’ai rien de secret. Je suis incroyablement banal. Mes parents s’aiment. Même pas morts ou simplement divorcés. Je suis un petit bourgeois sans histoire. C’est terrible ! Je voudrais un destin, je voudrais combattre contre cette saloperie de vie. Non, rien à reprocher à celle que d’autres ont maudite avec tant de talents. Je ne me révolte même pas de ce carcan bourgeois. Je vais à la messe. Toutes les semaines, que j’en ai honte. Honte de ne pas connaître la discographie des Pink Floyd ou des Beatles. Les Beatles, quand même. Je pourrais faire un effort. Affronter ma famille au moins sur ce terrain. Balancer Brassens aux orties pour les Rolling Stones. Même si je ne comprends pas un mot de ce qu’ils disent, même si je trouve que c’est du bruit, c’est pas le problème. Mais c’est épouvantable, j’aime Brassens, et Brel aussi. Merde. Soldat de l’adolescence en lutte contre l’immobilisme parental, lève-toi ! Rebelle-toi ! Ma révolte, c’est la fuite. A Paris par exemple. Ou au fond de mes draps. Tiens, si, récemment j’ai osé (tu parles d’un coup d’éclat, d’un acte rebelle !) Je suis allé voir Nosferatu avec Kinski et Adjani. J’ai mis dans ma chambre un poster de deux mètres sur deux avec Adjani crayeuse et livide. La solitude, la touchante et désespérante errance de cet être maudit, condamné plutôt que bourreau, m’a tout de suite plu. Je suis Nosferatu le solitaire. Ouais, ça a de la gueule. Mauvais pour les filles. D’accord. Mais finalement je m’en suis passé des filles. Il m’a suffi de les croire folles de moi en silence. Pour le reste, l’acte amoureux, ça me terrorisait de toute façon. Je veux dire certes tous ces magazines amènent la chose sous un jour plutôt tentant. Mais à bien y penser, en détaillant les préliminaires, dire à l’autre ? Lui faire comprendre ? La déshabiller ? Se déshabiller ? Avec mes sous-vêtements d’un autre âge ? Au secours ! Enfin bon c’est vrai, ça c’était l’an dernier. Entre temps je suis passé du bon côté. Plus puceau. Ouf. A seize ans c’est pas brillant, mais c’est pas encore pathologique. Et puis, elle m’a violé, alors bon ça s’est bien passé. La première fois, entre nous, j’ai pas trouvé ça extraordinaire. Je veux dire, tout seul c’était largement aussi bien. Au cours de la nuit, pourtant j’ai changé d’avis. Ma reine fait des tas de trucs que mes mains ne connaissent pas. J’avais une chaîne en noir et blanc. J’ai découvert le cinémascope, la dolby stéréo, le magnétoscope. J’ai pas fini d’ailleurs de tripoter tous les boutons pour en comprendre l’usage.

Et puis il y a ce moment. Ca ne dure pas très longtemps, et pourtant c’est ta vie tout entière qui se concentre au fond de ses prunelles. Ce moment ou son regard croise le tien. Et puis pendant, quoi, quelques secondes, la terre s’arrête de tourner, tu es tout au fond de ses yeux, bien plus tout au fond que tout au fond de son ventre. Tu perds le contrôle de la machine. Je repenserai à ce moment quand je regarderai plus tard le magicien d’Oz, en version original, ou Judy Garland parle à son chien, prise dans la tourmente d’une tornade : oh oh, Toto, we are not in Kansas anymore. Evidemment, le papier glacé du magazine n’approche pas ces rives-là.
Enfin avant tout ça, dans relation sexuelle, je voyais bien l’adjectif, mais le substantif me glaçait un peu. L’amour avec du papier glacé, oui, avec quelqu’un qui parle, qui bouge, avec qui l’on doit communiquer, au secours !
En fait cette nuit-là fut le premier examen de ma vie. Manque encore le bac et le permis je commencerai alors à ressembler à un adulte sûr de lui.
Sûr de lui, j’aimerais bien. Marre de ne pas avoir d’avis, de ne rien savoir sur rien. De ne rien aimer (sauf ses seins), mes seuls stimuli sont négatifs, je n’aime pas ceci, je regrette cela, pas de passion à part physique. Pauvre. Voilà, je suis pauvre. Limité. Je suis une courge.
Comme les vingt et un autres protagonistes du match d’ailleurs. Ça se traîne. J’ai récupéré quelques ballons sans importances, rien de grave. Je les connais ces matches sans enjeux. Il y aura une recrudescence d’activité en deuxième mi-temps. Mais là, tout le mode attend. A moins que Quentin… il arme son tir, détourné par le gardien. J’aime pas ça. Il n’y a pas de place pour deux bons gardiens dans un match. Le combat des titans entre un gardien et un attaquant, oui, ça rentre dans le scénario. Mais un combat de gardiens ça me déplait. C’est un autre coq dans ma basse-cour. Bref. Corner. Là, pour le coup, je suis vraiment seul. Ils sont tous dans la surface de réparation adverse. Sauf Thomas, mon libéro qui fait le guet au centre du terrain. Il me cache un peu l’action. Le ballon traîne dangereusement dans les six mètres. Mon collègue doit être au supplice. Dans ce cas là, le football devient flipper. Avec un peu de veine…Non. Empotés ! Ils ne sont pas doués quand même. Y’a qu’à mettre une grande praline dans le paquet.
Les voilà qui reviennent au trot, mais ils négligent dangereusement le milieu adverse. Ils doivent me prendre pour un paranoïaque, un anxieux quand je commence mes admonestations alors que la balle n’a pas franchi la moitié de terrain. Mais quand je dis rien, ils me rappellent que c’est moi le patron de la défense. Jamais jouasses.


 
 
 
 



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