La chronique de Emmanuel Normant                
                                 




 
                      L'alphabète qui parlait aux baleines


 

Le but de l’homme moderne sur cette terre est à l’évidence de s’agiter sans réfléchir dans tous les sens afin de pouvoir dire fièrement à l’heure de sa mort « je n’ai pas perdu de temps ». C’est Pierre qui a dit ça. À une époque où le smartphone n’était même pas le début d’un fantasme dans le cerveau cupide de quelques geeks au fond de leur garage. C’est en creux l’éloge de la lenteur, de ces absents fumeux, de ces lunaires éthérés, de moi, l’alphabète qui parlait aux baleines.
Ces temps derniers, foin de baleines, j’essaie maladroitement de contrefaire cet oiseau coureur de grande taille (dixit le Robert), la tête dans le sable, mais c’est pas commode.
 
Je suis en pleine asymétrie frontale alpha : je suis venère, je suis colère. J’ai peur de basculer dans un temps de grands dangers, d’incertitudes, de tourmentes à venir. Je ne parle pas du climat, il a fait moins zéro tout l’hiver, tu vois chérie, Président Trump avait encore raison. Non je parle de nous, toi et puis moi, de mes babillages. Je crois que les balades à vélo le long de la Hudson avec la fille du facteur : babaye. Le petit tennis à Central Park avant le brunch à Pio Pio avec leur cocktail au concombre : tintin. Björk au Shed, pfou, c’était avant. On rentre dans du lourd, on va mettre les mains dans le cambouis. On entre déjà – mais j’ai même pas fini mon goûter ! – dans la primaire de 2020.
 
Je résiste, tout ce que je peux, je fais diversion. Je me mens, je m’ébroue dans la chimère, dans la fiction, je procrastine. Cette publicité dans le métro, pour une agence immobilière qui dit que New-York c’est « where everyone has a PhD in minding their own business », c’est drôle, léger, sans prétention, je le note.
Je note et j’apprends. J’apprends le new yorkais : On ne dit pas greenWiTch village, on n’est pas au village de la Wicked Witch of the West, on dit green’ich. Une autre : Il y a une rue, en bas de chez moi, qui s’appelle Houston street. Elle est plutôt connue, parce que le quartier au sud de cette rue s’est vu affublé de l’acronyme (dont raffole mes amis américains) bien connu de SOHO, pour south of Houston street, référence évidente au Soho londonien, qui lui-même tirerait son nom d’un cri de guerre, un youyouyou d’un certain Duke of Monmouth, vraiment, on en revient toujours aux fondamentaux, à la grosse brute avec la matraque, celui qui a raison à la fin. Or, reprenons, on ne dit pas Youston street, on dit Aouston street. Youston, c’est la ville du Texas. C’est comme ça. On reconnaitra que, à part éviter l’inévitable, les primaires de 2020, ce préambule qui titube à la limite d’un pédantisme que l’on ne trouve guère que à New-York, et à Paris aussi, ce préambule ne va nulle part.
 
Quitte à faire dans le pédant, je pourrais faire un peu de réclame : Le Luxembourg outre un Grand-Duché et un jardin, est aussi un restaurant au croisement de Broadway et de la 70th, pour le brunch du dimanche, c’est épatant. Il y a d’ailleurs dans ce restaurant un quelque chose de l’époque où on disait, justement, à tout propos « c’est épatant ». Quoi d’autre ? Hudson Yard, le nouveau quartier pour les riches new yorkais ? Riches new yorkais n’est pas un pléonasme, c’est un superlatif. Les furieusement riches, les démentiellement riches.
Je pourrais aussi enfourner dans une seule phrase tous les mots nouveaux apparus dans le dictionnaire en 2019, faire mon boucantier et mon alphabète, et te parler des taxieurs new yorkais qui font le plein aux essenceries de Manhattan. Pourquoi pas ?
 
Parce que je suis un homme de devoir et de raison, et aussi parce que j’aime bien emmerder les gens. Je vais donc prendre ma respiration, le taureau par les cornes, ma lectrice par la main.
Je vais te parler de l’élection présidentielle américaine de 2020. Tu fais ta maline, mais pour la française de 2022, t’es pas si fière. Quand il faudra que tu choisisses encore entre Macron et LePen, hein, tes petits sarcasmes, comme ton bulletin de vote, tu pourras les ravaler. Parce que d’ici là, moi, j’aurai une présidente qui s’appellera Elizabeth Warren, et sa vice-présidente ce sera Alexandria « AOC », une folle, très jeune, super énervée, furieusement de gauche, terriblement portoricaine, diaboliquement belle. Ton ticket Edouard Philippe - Emmanuel Macron, je pouffe. Je serai français en 2022 ? Je sais, je n’ai pas le droit de démissionner. Même si je devenais américain, je resterais quand même français. Pour toujours. Français c’est pas une nationalité, c’est un destin. En fait je crois que on ne peut pas répudier la nationalité française - alors que l’américaine, on peut - tout simplement parce que y’a pas de formulaire. Aucun haut fonctionnaire n’a jamais conçu qu’un français puisse penser – juste penser - à refuser sa nationalité. C’est tout simplement impensable. Ça ne rentre pas dans la case. Ceci dit, le cul entre deux chaises, je ne suis pas bien sûr de vouloir devenir américain, de répudier la France.
Pour joindre l’utile à l’agréable, je vais revenir à AOC. Une appellation d’origine contrôlée du Bronx. Elle s’appelle Alexandria Octavia Cortez, ça fait A.O.C. Comme JFK ou FDR, les américains adorent les acronymes, ça va vite, ça claque. Ils essaient de raccourcir aussi les prénoms. Le diminutif de Emmanuel, ici, c’est Many. En France, c’est Manu. A Cuba, C’est Mano. Mon frère m’appelait Mana. Ça y est ? on a fait le tour ?
A.O.C. elle est du Bronx, district 9. Elle a même son comic book, va voir à
www.ocasiocomics.com. Moi chus du 10. District 10, j’ai pioché Nader. Pas d’bol. Un blanc, vieux, plutôt assez à gauche, mais en toute discrétion, dans son district, y’a quand même Wall Street, 62% White; 3% Black, 100% riche. On ne compte pas les SDF, pour une fois on prend l’acronyme, ils gardent le nom en entier, les homeless, ils ne votent pas. Note, moi non plus je ne vote pas. Mais je m’intéresse. Au cas où.
En fait je ne sais pas vraiment pourquoi je te raconte tout ça, l’élection de 2020 sera de toute façon imprédictible, imprévisible : Trump a gagné en 2016, il peut donc recommencer, tous les sondages du monde n’y feront rien.
 
Mais bon, je fais pas ma tête. J’explique.
En Amérique, tu te souviens, il y a les rouges et les bleus. C’est tout, pas plus. C’est confusant, parce que les rouges sont à droite et les bleus à gauche, ils disent bien une verte voiture et un noir chat, alors pourquoi pas. Encore plus équivoque, libéral, ici c’est les gens qui ont des mœurs libérales, qui fument des trucs bizarres. En France, les libéraux ne veulent pas libérer les mœurs, ils veulent libérer la finance mondiale. Et ils ont quand même pas mal réussi.
  Certains éditorialistes se demandent (évidemment c’est pour rire) si l’Amérique ne serait pas en train de tourner à quatre partis. Ils proposent qu’il y aurait les fachos, les Trump, Netanyahou, Poutine, Erdogan, Bolsonaro, Le Pen, Orban. Y sont nombreux, ou c’est moi ? C’est simple, et la couleur qui va bien, disons brun. Ensuite il y a les éléphants, rouge ici, les républicains bon teint, conservateurs, capitalistes, pas trop dans le green deal, du Bush, du Rubio, du Theresa May, du Shenzo Abe, du Wauquiez, du Fillon. Et puis après il y a les bleus, les Démocrates, le centre, le ventre mou, du Clinton, du Hollande, du Bloomberg, du Renzi, du Bayrou. Et puis les plus à gauche, les bicolores, les rouge et vert, les rouges et noirs, déjà plus engagé, du Warren, Sanders, AOC, des gens toujours en colère, assez souvent pour une bonne raison.
Chez les républicains, un seul candidat, l’incumbent, le monstre orange.
Chez les démocrates ? Ils sont 23 depuis ce matin, le maire de New York vient de se lancer dans la course. 23. Comme le nombre de chromosome. Et encore y’a même pas AOC, elle est trop… jeune ! Elle a vingt-neuf ans, y faut 35. C’est amusant parce que en tête des sondages, on a Trump, Sanders et Biden, tous autour des 75 ans. Cette pléthore, 23 candidats, reflète ce besoin urgent de se débarrasser de « l’Incumbent ». Ce fut vrai pour toute une partie de l’Amérique profonde et des républicains, tellement pressés de dégager le « nègre communiste », qu’ils étaient 12 au départ, et que celui qui hurlait le plus – au sens propre du terme – a gagné.
Avec la même intensité, l’Amérique bleue, les new yorkais, bostoniens ou californiens - et moi, aussi - n’en peuvent plus de deux ans de Trump, 4 on y pense à peine, 8…
Il me semble que j’ai fait ma BA, tu sais tout sur l’élection aux Etats-Unis, c’est-à-dire autant que moi, c’est-à-dire rien.
Tu exiges un baiser ? Enlève ton masque de AOC, je t’ai reconnue. 

 
 




 
 
 
 



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