La Chronique d'Emmanuel Normant                  



         La vie est taquine, surtout la mienne




 

Boqueria est un petit espagnol à Soho, sur Spring street avec un jamón Serrano très décent, et puis aussi les pimientos de padron et les gambas al ajillo. Je profite, en ces moments incertains où la bête sournoise rôde encore, je profite très égoïstement de mon New York sans touristes. Ça fait un peu vide, ce n’est pas tout à fait New York, mais j’aime déambuler, autochtone nonchalant, dans ce qui est devenu, ici et là, un petit village qui somnole dans la chaleur de l’été. Je crois d’ailleurs que les parisiens, londoniens et romains font pareil. Le Moma et le Met rouvrent bientôt, rien que pour moi. Et ben ouais, t’avais qu’à habiter à New York avant la covid, mais si, souviens toi, c’était la préhistoire de notre nouveau monde.

Ces petits plaisirs me font oublier un temps la furie de l’élection qui s’approche, tempête automnale récurrente de la vie politique américaine. La présence d’un président tout à fait anormal, pour dire les choses gentiment, rend les conditions de vote, déjà pas mal merdiques, carrément kafkaïennes. Puisque le monstre orange dévisse dans les sondages, il balance tout par-dessus bord, il va essayer de fermer les PTT pour empêcher le vote par correspondance, qui selon lui devrait le défavoriser. Il a voulu reporter le vote, même les sénateurs républicains ont crié au scandale, ça va finir avec l’armée à la maison blanche, ils vont le piquer, en douce. Sans rire. Biden ne dit rien, c’est sa meilleure arme. A moins que sa meilleure arme ne soit une vice-présidente jamaïcaino-indienne, mariée à un juif, qui donnerait enfin un peu de lustre à l’image d’une Amérique qui en a bien besoin, et ferait finalement s’étrangler les white supremacists, une négresse et un youpin à Number One Observatory Circle, ils vont en avaler leurs svastikas. A propos de vice-présidence, tout le monde, enfin le New York Times surtout, attend avec impatience le débat des vice-présidents, le 7 octobre, Kamala Harris, donc, ex-procureure de Californie, oratrice douée et logographe pugnace, et Mike Pence, ex-gouverneur de l’Iowa, buté et mutique, le symbole de l’Amérique d’avant, monochrome, les cheveux aussi sont blancs, ultra-conservatrice, qui demande à maman s’il peut déjeuner seul avec une femme. En général, elle dit non.

 

J’en était là quand on a eu notre épisode caniculaire annuel, notre heat wave, définie de par chez moi, très scientifiquement, par trois jours consécutifs au-dessus de 90F. 30C, ce serait supportable, sans toute cette eau qu’ils mettent dedans. Et en haut de ma tour, le soleil tape, on se croirait à Ouarzazate. Un Ouarzazate qu’un dieu irascible assommerait de colères divines, dont l’origine reste assez peu claire à mes yeux, colères bruyantes chargées d’éclairs qui zèbrent la nuit, jusqu’au fond de mes draps. On n’avait pas dit qu’on mettrait des rideaux ? Chérie ? Pour ombrager notre terrasse et nous protéger d’éléments clairement énervés, ma moitié a investi dans du sophistiqué, elle a commandé deux parasols, crèmes, élégants, d’un maniement aisé, ils s’ouvrent comme une corolle suspendue dans la brise. Et puis une banquette rouge et aussi un canapé d’extérieur. Tout ça ayant déboulé dans mon living room sous forme d’une montagne de cartons, il a bien fallu passer par l’étape je monte mon meuble Ikea, et donc passer par la case avec laquelle les XY de ce monde ont un problème atavique, la case du RTFM (read the fucking manual). Ma moitié qui représente – je m’en rends bien compte maintenant - largement les deux-tiers de notre nous, s’est occupé de tout. Soit une terrasse de 3 mètres de large et un parasol de 3,18 mètres d’envergure : i) comment ouvrir ce con de parasol ? ii) sans l’égratigner sur le mur, et iii) sans qu’il ne bascule dans le vide et tue le chien du voisin qui justement passait dessous (pour plus de détails, on se referrera à la scène mythique de « un poisson nommé Wanda », mon film de chevet). Réponse : On s’en fout complètement. La couleur commandée était “crème” et est arrivé (d’après mon expert) une couleur beigeasse. On remballe. Les deux parasols, mon coeur ? Les deux. Le canapé ? Nan, ça va le canapé, il est crème le canapé. Plutôt. Et puis le tapis, pour la terrasse il est gris plomb, il fallait gris taupe. On remballe aussi.

Au fait c’est qui qui remballe ?

Je charge force tapis et parasols dans mon G7 U-Haul et nous voilà en chemin vers Ikea et son guichet des retours. U-Haul ? C’est une compagnie de location célèbre ici, an american fixture, dont les camionnettes sont aussi emblématiques que les petits pots de yaourt blancs de la poste, qui aiment à sillonner les banlieues riantes et ensoleillées des feel-good movies (nan, ça on traduit pas). L’impératif « U Haul » a le mérite d’être explicite et de ne pas en promettre. U-Haul, ou « you haul » ça veut dire que c’est toi qui portes, pis quoi encore.

Pour aller à Ikea, il y a le chemin avec les embruns, le grand chapeau de paille qu’elle maintient d’une main bronzée dans les éclats de rires d’enfants et les cris des mouettes, c’est la navette fluviale aux couleurs des taxis new-yorkais, jaune avec le damier noir et blanc, du pier 12, au pied du Brooklyn bridge, à Manhattan. Tu traverses la East river et accostes directement sur le ponton Ikea, rapport que c’est la navette Ikea, sinon qu’est ce t’irais foutre à Red Hook, on se demande. Red Hook à Brooklyn, est une banlieue qui parait-il à du potentiel, tu devrais penser à investir à Red Hook, mais peut-être pas tout de suite, s’aventurer dans les rues avoisinantes, sans arme, n’est pas recommandé. L’autre façon de rejoindre Ikea, c’est de passer sous la mer en empruntant – quelques minutes - le Battery Tunnel. C’est nettement moins glamour, beaucoup plus pratique quand tu es au volant d’un G7, mais de toute façon tu n’es pas là pour conter fleurette, tu es là pour récupérer le pèze. Un orage d’été trouve intelligent d’exploser exactement quand je ressors du tunnel, côté Brooklyn (tu suis ou quoi ?), les balais d’essuie-glaces ne s’étaient jamais autant marrés, ils pataugent en poussant de petits cris aigus, ils sont totalement inutiles, mais on aime les voir si joyeux. Je suis leurs mouvements erratiques et enfantins, et je pile brutalement, j’avais pas vu le feu rouge. Un gigantesque signe jaune sur fond bleu nous accueille donc, on se croirait à Evry-Courcouronnes, dans l’Essonne. Parking, chariot, queue. Une queue covidienne. La queue covidienne, nous la connaissons bien maintenant, est troublante. Elle est très, si vraiment, très longue, avec beaucoup de trous dedans. Social distanciation ici, gestes barrières chez toi, on a donc le crétin qui ramène son parasol beigeasse, un espace de quelques mètres cubes, sans doute archi-plein de coronavirus qui attendent le client, et puis un imbécile qui revient avec une petite cuiller jaune, sa femme voulait une rouge, un autre volume d’air contaminé de saloperies microscopiques comme on a dit, suivi d’un très jeune homme qui tripote une toute jeune femme, mais enfin, arrête, y’a des gens. Ils rapportent le papier peint Star Wars, non finalement l’échographie s’était trompée, c’est une fille. Après, je vois pas. La queue tourne autour du bâtiment, et disparait dans des abymes de ah-mais-ne-m’approchez-pas-monsieur. Tout le monde porte un masque. Sauf le couple d’enfants, ils viennent juste d’en faire un, mais sont visiblement partant pour en rajouter un autre, là, tout de suite, sa grande sœur pourrait lui faire un peu de place tout au fond du ventre de maman. Il est présentement en train de lui manger la langue, l’idée même de « social distanciation » est clairement un concept extraterrestre pour ces deux choses emboitées, de toute façon même un virus n’aurait pas la place de se glisser entre eux.

 L’attente, tout autant covidienne que la longueur de la queue, s’éternise, on en arrive à se questionner sur sa propre identité, qui suis-je me demandais-je. Un biélorusse qui voudrait acheter un pain ou du savon, un vénézuélien qui cherche un litre d’essence, un crétin new-yorkais en quête du dernier iphone, un fanatique de Vermeer un dimanche matin au grand palais, un voyageur qui voudrait attraper un vol pour Chicago ? Un homo erectus attentonbus ?

Non. Je sais très bien qui je suis. Je suis un homme raisonnable, qui voudrait échanger un parasol beigeasse attifé d’une bure volée à un bénédictin cévenol tout droit sorti du Nom de la Rose, pour un parasol vêtu d’une toile vaporeuse, qui virevolterait au-dessus de ma tête, comme la jupe de la demoiselle inconnue, à deux doigts d’être nue sous le lin qui dansait, toute droit sortie de quatre hémistiches du grand Jacques, dont nous parlâmes récemment.

Deux heures se sont donc écoulées, nous arrivons en vue de la zone des guichets que nous reconnaissons à son atmosphère paranoïde, lourde de cette question existentielle : pourquoi la queue voisine va-t-elle forcément plus vite que la mienne ? Et pourquoi, clairement, ton caissier, même s’il ne t’appartient pas, qu’en ferais-tu d’ailleurs, ton caissier semble un peu gourd. Voila. Ni l’eau chaude ni le fil à couper le beurre, d’ailleurs. J’ai finalement récupéré l’oseille, et – ma vie est un enfer - me suis retrouvé plongé dans une aventure toute aussi exténuante et surtout dans un labyrinthe d’où aucune Ariane ne pourra me sortir : le jeu de l’oie de l’Ikea. Tu lances les dés en espérant surtout ne pas tomber sur le rayon cuisine où tu passerais ton tour trois ou quatre fois (et si on refaisait la cuisine, mon chéri ?). Les concepteurs de ce jeu diabolique sont des malins, qui se jouent du chaland, et proposent un peu d’espoir sous forme d’un raccourci, qui prétend te faire court circuiter tout le rayon chambre à coucher, ce qui n’est pas négligeable, pour mieux te précipiter dans le rayon ustensiles de cuisine. On peut passer sans doute une vie entière au rayon fourchettes, couteaux, assiettes de Ikea. C’est le supplice de la goutte. Plic, un couteau, plic, une cuiller, plic, un rond de serviette. Ikea finalement n’est accessible qu’à ceux pour qui la vie commence, là où en sont nos deux godelureaux dans la queue, tout à l’heure, et peut-être à la toute fin, quand il sera tout seul, et qu’il achètera les crevettes surgelées, celles qu’elle aimait bien. Au milieu, aller à Ikea est une déclaration de guerre, une agression gratuite et illégale, une provocation. Boycottons Ikea.  

On reprend la route, mais mon GoogleMap se perd sous cette pluie battante, et m’envoie dans les Queens plutôt que à Manhattan. Je ne savais pas que le jeu de l’oie continuait à l’extérieur du magasin. Le piège Ikeaesque est en place : La pression est montée à son maximum, sans doute à propos d’un putain de saladier qui ne rentrera pas, je te le dis, dans la commode, suivie du coup de grâce : Mais qu’est-ce qu’on fout à Astoria, dans les Queens ?? De combien de divorces Ikea est-il responsable ? Je vous le demande votre Honneur.

 On retrouvera finalement notre penthouse, jurant, mais un peu tard, qu’on ne nous y prendrait plus.

 

Toute cette affaire nous ramène au square one, comme on dit, à la case départ, Sisyphe est décidément partout. On reçoit donc une deuxième commande, le parasol passe sur la terrasse, il est élégant, il oscille dans le vent, on asymptotise le bonheur. Il est regrettable que sur ma terrasse on parle plus souvent de bourrasques bretonnes que de brises méditerranéennes, on ne peut jamais l’ouvrir, mais finalement un parasol c’est comme une île, sa possibilité peut suffire.

Penchons-nous plutôt sur ce canapé dont les coussins ne sont pas étanches. Il faut rentrer les coussins dès qu’il pleut, en ce moment, toutes les deux trois heures.

Elle – On garde le canapé d’extérieur, la couleur ça va.

Lui – il faut juste ramener les coussins à l’intérieur quand il pleut. Ce sont des coussins d’extérieur qui ne supportent pas la pluie. C’est un nouveau concept ?

Elle – c’était pas marqué qu’ils prenaient l’eau.

Lui – tu vois le vendeur : c’est un concept révolutionnaire, le canapé d’extérieur qui n’est pas étanche. C’est stupide, mais c’est nouveau, on ne peut pas tout avoir.

Elle – On va mettre la protection plastique qui vient avec, ça fera l’affaire.

On a mis la protection plastique. Malheureusement, quelques heures plus tard, un coup de simoun s’est engouffré sous la protection plastique. Ah ça, ce n’était pas le pont des arts, ce n’était pas le vent fripon, on était plus dans un tableau de Turner que dans une chanson de Brassens. La protection plastique s’est envolée comme une montgolfière d’un autre temps, méduse gracile, elle a atterri chez le voisin.

Mais tout ça est sans importance, les coussins finalement, étaient bien étanches.  

 

Vautré dans mon canapé imperméable, au milieu des couleurs byzantines d’un coucher de soleil sculptural, je me dis que, après tout, je pourrais t’embrasser. Mais, flûte, voilà un nuage.



 
   
 

 
 
 



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