La chronique de Emmanuel Normant

 




                       
          Il faut liiire

 
  
 

La lecture et les préoccupations existentielles afférentes ont sérieusement envahi ma vie quand j’avais six ans. Le réel détonateur,  je passe sur Oui-Oui qui, bien qu’ouvrant à la jeunesse une fenêtre originale sur le monde de l’homosexualité reste finalement assez infantile et dérisoire, le réel détonateur de ma vie spirituelle fut donc, il t’en souvient peut être, l’Insupportable Grabote et le Lion Léonidas, dont les planches distillées aux compte-goutte dans le trop mensuel et terriblement catholique Okapi me sont apparues dès le départ comme une véritable allégorie de la vie d’adulte, celle que j’attendais avec impatience : grosse déconne et petites pépées. Puis vinrent, au fil de ma vie de petit scout de France transi de froid dans l’église mal chauffée de Bourg-la-Reine la Catholique, transi de froid mais aussi d’amour pour Constance, une Jeannette aux yeux trop bleus, vinrent donc les découvertes essentielles, je veux parler de la Linea et la Noiraude à la télévision, et puis, plus tard, le mythique Mon Oeil d’Alain Rémond, dans Télérama cette fois, journal toujours très catholique et terriblement hebdomadaire, version keskiyacesoiralatélé.
Pourquoi, mais pourquoi m’embrouille t’il encore et toujours avec des souvenirs jaunis, histoires surréalistes et hirsutes, de Jeannette aux yeux trop bleus jusqu’à l’homosexualité de Oui-Oui, mais qu’il arrête qu’il en vienne au fait, on n'en peut plus.
Oooh. Si tu le prends sur ce ton. Soit. Je passe directement au plat de résistance sans apéritif, sans petit plaisir de bouches pour mettre en selle ton esprit et désembobiner tes réseaux qui quelque fois m’apparaissent un peu engourdis, hébétés oserais-je. Tu me fais penser aux américains, pourquoi faire dans le sophistiqué quand on peut faire dans le pas cher ?
Tiens des fois je me dis que c’est de la confiture aux cochons.
Mais non pas toi, ma fée. Je parlais à l’autre.
Je passe donc au sujet de ce soir, deux points ouvrez les guillemets, une étude comparative des presses nord-américaines et françaises nous aiderait elle à sonder l’incommensurable gouffre  qui sépare ces deux mondes, point d’interrogation.
Présenté comme ça, ça sent son Bernard Henry Levy pur beurre, j’ai tout compris à l’Amérique, assieds toi, je vais t’expliquer. Heureusement tu me connais et tu te doutes que non et non, je n’ai rien compris. Mais, au delà de ma mauvaise humeur et de mes critiques à l’emporte pièces, je ne peux m’empêcher de défendre les américains quand je les vois caricaturés par des médias français aussi ignares, mais plus péremptoires encore, que les autres. L’auteur sus-mentionné ayant été justement pris à parti par le New York Times.   
Je vais donc encore une fois t’embrumer les synapses avec un bric-à-brac de considérations complexes et dénuées d’importance, de logique, et d’intérêt. Pourquoi aujourd’hui ? Sans doute parce que hier c’était Thanksgiving. Et quand le monde autour de moi s’active à embrocher de gigantesques glouglous avec comme accompagnement ce sentiment d’être là où il faut, avec mamie, je perds pied, je me noie dans mon brouillard. Je me rue alors dans ma caverne, repousse le gros rocher à double tour, revêt maladroitement ma peau de bête, sort le whisky, et dessine jusqu’à l’étourdissement sur les parois de mon désarroi  toutes ces choses que tu déchiffres, et sur lesquelles les paléontologues des temps futurs s’arracheront les cheveux qu’ils n’ont plus. Bien fait pour eux. 
Je suis donc abonné à deux hebdomadaires. Newsweek et Télérama. Binôme déconcertant, couple baroque, paire improbable. Dis moi ce que tu lis je te dirais qui tu es : un schizophrène. Les deux gazettes atterrissent, hasard de l’édition, au même moment sur la table de mon petit déjeuner. Il ne me semble pas incongru de penser que je suis bien le seul à être abonné, au même moment, à ces deux antinomiques périodiques. L’un est américain jusqu’à l’excessif, l’autre est typiquement français, jusqu’au ridicule.
Amusamment, les deux organes sont estampillés de gauche. Intellectuel, on a même dit abscons, en ce qui concerne Télérama, libéral, c'est-à-dire ici démocrate, option mais-je-ne-veux-pas-payer-d’impôts, pour ce qui est du yankee. Le courant d’air ultra libéral, version francaise, vent furieux qui emporte jusqu’au bout de la droite tout le paysage politique du pays, nous amène donc à cette première ambiguïté linguistique qui permet de mettre dans le même panier ces deux journaux aux lignes éditoriales furieusement divergentes. On parle bien de gauche, mais pas de la même. Il faudrait pour s’en sortir utiliser la théorie de la relativité d’Einstein appliquée au politique, mais n’ayant rien compris à la théorie d’Albert, je ne vois absolument pas comment je pourrais en faire autre chose que des cocottes en papier.   
Persévérons cependant, voulons nous, et attaquons le problème par son adret, sa face sud et lisse comme ta peau de bébé, et parlons de l’aspect extérieur de ces feuillets. Pour le dedans, l’ubac, on verra tout à l’heure. Si on veut bien.
Avant même d’ouvrir et dépiauter les deux journaux, on s’invraisemblablera d’au moins trois différences ébouriffantes. A tout seigneur tout honneur dans notre monde hyper-consumériste, commençons par le prix. Je paie dix fois plus cher la page de Télérama, comparée à celle de Newsweek. Certes, j’ai bien saisi que la livraison nécessite une équipée sauvage de contrebandiers aux tee-shirts à l’effigie du Che, traversant l’Atlantique à la rame dans des barcasses de fortune où s’entasse la marchandise. Délivrer la propagande communiste jusque dans le port de Boston la prude coûte cher. D’autant que deux voyages sur trois finissent comme le Titanic, alors forcément ça augmente les frais. Et puis, pour d’obscures raisons que seuls les hiérophantes de Wall Street comprennent, le prix d’un abonnement d’un hebdomadaire américain est tout simplement ridicule, imperceptible. En effet les propriétaires de ces journaux tueraient pour avoir un abonné, ils seraient même prêts à le payer pour qu’il émarge dans la colonne abonnement. Je crois que ça les rassure. Dans leur monde où tout n’est qu’instantané et immédiateté sans un regard sur la fonte du permafrost en Sibérie, un type qui a signé pour recevoir et payer pendant un an, c’est la poire pour la soif, la pomme pour les vaches maigres, tu vois ce que je veux dire. En l’occurrence, et pour maintenir un semblant de rentabilité, ils tuent vraiment à la tache, dans des officines putrides à la frontière mexicaine, de pauvres hères pour que le prix de fabrication du journal ne soit plus que d`à peine une banane ou deux.
Deuxio, et en rapport direct avec le primo susmentionné, la qualité du papier. Newsweek, plus encore que les autres, représente du consommable, du junk-food pour l’esprit, une feuille chétive et souffreteuse. Télérama, dans ce registre se tient encore à peu près. On peut renverser une goutte de café matinal sur le journal sans qu’il ne se transforme en papillote. Poignassé de mains pleines de Nutella, Télérama résiste, ne serait ce qu’un court instant, alors que Newsweek se rend immédiatement, se chiffonne sans combattre, et pleure toutes les larmes d’encre de son petit corps malade.
La troisième différence qui sauterait aux yeux d’un astigmate en phase terminale, tient dans la photo de couverture, préambule aux différences plus consistantes du dedans. Sur les cinquante-deux dernières unes de Newsweek nous avons eu vingt et un barbus à l’air renfrogné, une bonne douzaine de types salement basanés, armés d’AK-47 et menaçant le pauvre lecteur d’un rictus barré d’un cimeterre. Les unes de Télérama sont généralement plus byzantines, une quintessence de l’embrouille. Nous eûmes cette année encore notre dose de portraits de types visiblement attaqués, visages alourdis où quelques capillaires malsains défendent maladroitement leur toundra de rides contre une armée squameuse d’excroissances cacochymes. Ces sages, obscurs et tourmentés, ont sûrement plein de trucs super intéressant à dire sur la nouvelle ancienne vague du cinéma moldave. Regarde vite, c’est en page 15. Je crois qu’en fait la ligne directrice des maquettistes sous cocaïne de Télérama, c’est d’humilier le client. Il est nul. Inculte. Sale. Veut il sortir de sa soue ? Approcher, même maladroitement, même peu, la Vérité, le Savoir ? Qu’il raque. Et dit pardon à la dame.
Ce qui est réellement cocasse, et qui était le véritable sujet que j’avais l’intention d’aborder ce soir, c’est que la même actualité internationale se retrouve disséquée par le bistouri gaulois de Télérama ou le scalpel yankee de Newsweek.
C’est tout simplement fascinant. Car, il en va du cochon, du steak de bœuf comme de l’information, américains et français ne tranchent pas le lard dans le même sens, avec les mêmes précautions, ni les mêmes arrière-pensées.
Mais tu t’es endormie la joue collée sur l’écran bleuâtre de ton ordinateur, et demain tu auras un coup de soleil. Quand on te demandera comment tu t’es fait ça en plein mois de novembre, tu pourras difficilement invoquer les « … capillaires malsains défendant maladroitement leur toundra de rides contre une armée squameuse d’excroissances cacochymes. » du message d’un ami qui habite à l’ouest. Très à l’ouest. Tu peux essayer, mais je t’aurais prévenu.
Mais j’y pense d’un coup : et si tu m’embrassais?
Pour changer ?







 
 
 
 



Créer un site
Créer un site