La chronique de Emmanuel Normant 



 
Et vous êtes passée
Demoiselle Inconnue
A deux doigts d’être nue
Sous le lin qui dansait
 
C’est Jacques qui a écrit ça. Evidemment, qui d’autre ? A deux doigts d’être nue, sous le lin qui dansait. Si la moitié de l’humanité qui s’entête à saccager la terre et brutaliser l’autre moitié, si cette moitie recèle dans ses rangs des individus qui peuvent écrire ces quatre hémistiches, peut-elle être totalement mauvaise ? On frôle le sophisme, je te l’accorde. Mais il se trouve que je fais partie de cette moitié malfaisante, note que je n’ai rien demandé, on m’a mis là, XY ? C’est par là. Je suis entouré de gens bien peu recommandables, dont on parla récemment avec force, avec colère, on a même frôlé l’éréthisme. Mais, me disais-je en moi-même, on a Pelé, on a Jacques Brel, on a même Stephan Zweig, Desmond Tutu, je sais pas, Mozart. Quand même. Elles ont Alice Munro, Simone Weil, Hannah Arendt ou Marie Curie. D’accord, mais elles ont aussi Margaret Thatcher, comme dirait Renaud.
Moi, je sais pas écrire comme Jacques, j’admets, mais je ne me frotte pas dans le métro aux demoiselles inconnues, même si elles sont à deux doigts d’être nues. C’est dégoûtant, ce truc.
Je me suis surpris, récemment, à me retrouver fervent supporter de ces femmes qui aimeraient bien qu’on arrête de s’accrocher à cette dichotomie imbécile, la maman ou la putain. Un féministe, osons le mot. Je crois que ça me vient d’en’dans, de loin. Je hais viscéralement le patriarcat, et toutes les institutions qui l’ont embrassé, protégé, nourri. Parmi ces institutions imbéciles, celles des trois religions monothéistes se retrouvent plus souvent qu’à leur tour dans mon « cross-hair », mon viseur. Quand on voit la place de la femme au Japon ou en Inde, on peut proposer sans grande crainte de se tromper qu’elles ne sont pas les seules.
 
Alors que je m’aventurais sur un terrain pour le moins instable et incertain, le grand Jacques continuait à m’expliquer ce que ça veut dire que d’avoir du talent, ce garçon est patient, et une strophe a retenu mon attention.
 
Même qu´on se dit souvent
Qu´on aura une maison
Avec des tas de fenêtres
Avec presque pas de murs
Et qu´on vivra dedans
Et qu´il fera bon y être
Et que si c´est pas sûr
C´est quand même peut-être
 
Tu as raison Jacques, je lui ai dit, je vais parler de ma maison, avec presque pas de mur, avec des tas de fenêtres. C’est une riche idée, comme disait mon père.
Mais ma maison, Jacques, c’est un peu plus que peut être. Comme j’écris, c’est pas très commode, je tripote une clé, dans ma poche. Ce bout de métal ouvre la porte d’une maison posée sur un toit, tout en haut. Au seizième étage. Y’a pas beaucoup de murs, et y’a beaucoup de fenêtres. Et puis sur la terrasse qui fait presque le tour de ma maison sur le toit, je peux voir Jonas. Enfin, je peux voir la Hudson river, où il habite, parait-il. Je peux même voir le soleil qui se couche sur la rivière. Le soleil, quand il se couche, comme tous les enfants du monde, fait le guignol. Par exemple, il se reflète sur les vitres de l’immeuble d’en face, il met le feu au quartier, alors, moi, je regarde, fasciné. Et je me rends compte que j’ai des voisins. C’est cocasse, ils sont de l’autre côté de la rue, eux aussi au seizième étage. Je trouve ça très pratique : je suis un sauvage, des voisins, je veux bien, mais pas trop près. Tu peux leur faire signe, hola ! voisin !, sans grand risque que le type lance une corde pour venir te rejoindre. Il faudra néanmoins rester attentif : Ma maison sur le toit est partagée en deux appartements. Toi, quand tu montes me voir, c’est le 16A, à gauche de l’ascenseur. Au 16B ? Je sais pas. D’un coup, ça m’inquiète. Tu vois pas qui m’invite prendre un verre ? Tu as raison, on verra, on a suffisamment à faire, vendre la maison (mais à qui), déménager (ça va pas rentrer dans le camion, honhon), emménager (ca va pas rentrer dans l’appartement, honhon).
 
Et le soleil se lève aussi.
C’est Ernest qui l’a dit. Ecrit même. Et comme la terrasse fait presque le tour de mon nid d’aigle, je le vois qui se lève, aussi. Je me propose donc d’installer deux tables sur ma terrasse sur le toit du monde. Une table café-croissant, voilà, à l’est, et puis une autre, une sunset-mojito, pour m’entretenir avec Jonas, des fois qu’il existerait vraiment. S’il n’existe pas ce n’est pas très grave, je parlerai tout seul dans ma tête, ce que je sais très bien faire, et, avantage certain d’être tout seul sur mon piton, sans risque d’alarmer inutilement des voisins, toujours curieux des rites et habitudes du nouveau venu. A moins que mon voisin du seizième de l’autre côté de la rue n’use et abuse de jumelles ?
 
 On est donc, tu l’as compris, après un hiver à courir après notre nid new-yorkais (c’est trop petit, c’est trop loin, c’est trop bruyant, c’est trop trop), à Upper West Side, comme je t’avais expliqué, juste à côté du « Nil », Broadway avenue, mais pas dedans (à cause des crocodiles, tu te souviens Mieux Aimée).
 
Pour venir me voir c’est très commode : tu prends la ligne 1, direction Uptown, tu t’arrêtes à la station 96th Street, tu sors du métro, tu passes par le Nicolas du coin de la rue, tu prends un truc pour les tapas, tu remontes Broadway avenue, et tu prends à droite la 93th. Un bloc, tu es sur West End avenue. Tu lèves les yeux sur le building des années vingt, un pre-war, qui fait l’angle, je suis tout là-haut. Avec mes tapas. Je t’attends.
On pourra aller à Central Park, on descendra la 93th, tout en bas de la rue, si tu veux. S’il fait beau.
Je mettrais Téléphone, pour rire, et parce que oui, un jour j’irai à New York avec toi. Ce jour c’est aujourd’hui. Je suis un New-Yorker.
 
Mais brisons là. Depuis quand une chronique n’est que luxe, calme et volupté ? Y’a Sempé pour ça. Une chronique, nous en parlâmes, se doit de décortiquer, au couteau de boucher, une série de problèmes. Des gros, des que le lecteur n’a pas. Raconter le bonheur est terriblement ennuyeux, et lire celui des autres est une horreur, que je ne souhaite à personne.
Je mordillais mon crayon, passant un œil morne sur l’étagère remplie d’emmerdes, que mon cerveau contient à grand peine, quand je me suis arrêté sur Sara. Sara, ça devrait faire l’affaire.
 
Avant de patauger dans un bonheur indécent sur le toit de mon monde, il va bien falloir que je déménage l’équivalent d’une douzaine de semi-remorques (je crois qu’on va appeler l’armée) de mon chez moi bostonien (gigantesque), jusqu’à mon chez moi new yorkais (minuscule). Et, c’est effarant, assied-toi, je ne pourrais accéder à cette deuxième épreuve que quand, et seulement quand, j’aurai vendu ma maison. Nous voilà enfin à l’aise, retourné à une chronique revenue dans ses ornières rassurantes, ça va pas se passer bien, ça va mal finir. Parfait, poursuivons, je redeviens l’antonomase des Siphyse, Tantale, Prométhée, je ne sais plus, j’en perds mon grec.
 
C’est là que Sara intervient.
Sara est la « stagging girl » de Coldwell et Banker. Kécécé ? La dame qui vient– littéralement – mettre en scène ta maison, pour la vendre au mieux. Pour que le futur acheteur se sente si bien dans cette maison, que, comme boucle d’or, il s’endorme dans le lit de petit ours en suçant son pouce. Il faut qu’il se sente tellement bien qu’il se précipite pour signer le plus gros chèque de sa vie. C’est une stratégie étudiée, soupesée, calculée où le bon goût n’a absolument pas sa place. On est là pour plaire au plus grand nombre, on fait dans le « vanilla » comme on dit ici, le plus plat, inoffensif, ennuyeux, le mieux. Ma moitié, ma Frida Kahlo, fut un temps, s’est un peu amusée sur les murs de mon salon, des couleurs qui tranchent, des touches de couleurs, on se demande un instant, du tableau ou du mur, lequel est de Rothko.
Sara, elle connait pas Rothko. Elle est là pour vendre une baraque, mais, c’est étonnant, elle a un goût de chiotte. Ah si. Quand je suis capable de reconnaitre que quelqu’un à un goût de chiotte, c’est qu’on atteint des sommets. Et là, on est au dernier campement avant le sommet de l’Anapurna. Elle a tout viré, elle a tout remplacé par des marronnasses, je savais même pas que ca existait. Elle fait tout ca, enthousiaste, sautillante, elle recule, le menton dans sa main, hmm, pas facile, hein ? Nan, pas facile… Nous débattîmes, entre nous, après. Pourquoi faire ce métier, avec cette absence totale de compétence, de goût ? S’il m’était apparu, il y a longtemps, que la carrière d’ingénieur était une éventualité à considérer, vous en pensez quoi les mecs ? Mes centres supérieurs, ceux encore valides, se seraient sans doute précipité, l’air de rien : et si tu faisais de la recherche ? Beaucoup plus dans tes cordes, mon garçon, tu sais, on peut rater pas mal en recherche, on peut cochonner, et si on savait ce qu’on faisait, justement, ça ne s’appellerait pas de la recherche, comme disait Albert. Et je ne suis pas devenu ingénieur. Mais Sara, elle est devenue décoratrice d’intérieure pour vendre des maisons. Ces centres supérieurs devaient être distraits, amoureux, peut-être.
 
Ce matin nous avons eu notre première open-house, première visite, sous les auspices de Sara. Quand on est revenu après les visites, personne ne dormait dans le lit de Thibault. Je ne sais qu’en penser.
Je ne t’embrasse pas, je cherche mon scotch. Pour les cartons.
 





 
 
 



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