La chronique de Emmanuel Normant

                                        


 
                      Drapeau violet , carte verte (un texte de 2012)



 
Mon fils, jeune homme affable et poli, a perdu sa carte verte.
Cette petite pièce de plastique à peine verte coûtant la bagatelle de 500$, mon fils a donc dû tondre le jardin 50 fois avant la fin des vacances pour me rembourser, et c’est pour ça que je me suis mis au golf.  Une chose en entraine une autre. La hauteur moyenne du brin d’herbe au 104 sylvester avenue est officiellement de 0.53 inch, avec une variance d’un brin à l’autre inférieure à 0.1 inch. Je ne peux même pas la mesurer en fait, cette conne de variance, avec un double centimètre c’est très difficile, et mon voisin me regarde maintenant d’un drôle d’air au-dessus de la palissade, alors que je suis à genou dans l’herbe, la joue écrasée sur le sol, un œil fermé, et le double décimètre pointé fièrement à la verticale. Je pense que ca va finir au poste, avec une “charge” pour comportement anormal. Anyway, les jardiniers de Saint Andrew en Ecosse tueraient père et mère pour un gazon aussi soigné, et, passant outre la statistique, je m’en réjouis.
Ça c’était en juin, pas de problème, on a tout le temps, l’administration efficace, anglo-saxonne et américaine va régler ça ipso facto. Le temps de refaire la carte, on va tamponner le passeport de mon tout petit du tampon spécial  “mais quel-étourdi-tu-fais”, et en route pour Paris, ses très longs boulevards et ses très courtes jupes.
Je passe donc un temps fou sur le site de la Sécurité de la Patrie, anciennement INS, rebaptisée par Bush Homeland Security après le 11 septembre, et jamais débaptisée depuis, comme quoi les diktats policiers s’infiltrent dans ta vie comme l’huile de vidange dans les trous de ton driveway, impossible de s’en défaire. A ce propos, je crois que quand ils ont rebaptisé le ministère ils ont envisagé de monter une guillotine sur le Mall à Washington, mais ça faisait trop français.
Sur le site en question, il s’agit – step one – d’obtenir un rendez-vous pour parler à la dame, à propos, c’est idiot, d’une carte perdue, ou peut-être volée, j’acquiesce votre honneur, sans doute par un gang de chinois veules, mercantiles et dangereux. Je ne sais pas si cela te servira jamais, mais si ton fils ou ta fille perd sa carte verte, il faut aller sur Infopass.com, s’enregistrer, et il ne faut pas oublier de valider. C’est important. Je dis ça parce que j’aime partager. Surtout mes emmerdes. Voilà, infopass.com, mardi 2 juillet à 10h30, c’est parfait. Je clique, j’imprime l’ausweiss, le bonheur pointe son nez à la porte de mon bureau et me fait un clin d’œil complice. Sans excès, j’acquiesce, ma vie est bien rangée, j’ai un imprimé du ministère des tarés qui ont perdu leur carte verte, c’est pas le bordel. Tiens, et si je prenais une bière?
Mon agenda, électronique et aussi un peu chiant, me rappelle que mardi 2 juillet à 10h30, ça ne va pas, j’ai un meeting important. Un meeting est important ou n’est pas, tu te souviens?  Mon meeting est très important, puisqu’il se trouve estampillé d’un acronyme, c’est un PMC meeting. L’acronyme est le signe suprême. Il est suicidaire de rater un meeting à acronyme. Mon PMC meeting, en outre, est un Portfolio Management Committee meeting. C’est du management et du portfolio, tous les participants se sentent donc investis d’une mission importante entre toutes: gérer le portfolio. Le portfolio de quoi ? On verra bien. J’envoie donc une femme et un enfant à la réunion du Homeland Security moins importante, on le devine, que le PMC susmentionné. Ce rendez-vous chez les flics n’a même pas d’acronyme qui vient avec, on dirait des chips sans guacamole. De plus, peut-on imaginer un enfant et une femme gérer correctement le portfolio de Constellation Pharmaceuticals  ? Franchement ?
Ma femme et mon enfant se pointent donc le jour dit munis de l’imprimé aux couleurs du ministère de l’Etendard Sanglant Elevé. Bonjour. Thibault Normant, absolument, à 10h30.
- Ah, je ne vois pas de Thibault Normant sur le planning Madam.
- Evidemment il est devant toi, crétin. Et ma femme de brandir force imprimé aux couleur des Féroces Soldats Qui Viennent Jusque Dans Nos Bras Egorger Nos Filles et Nos Compagnes.
- Je comprends, Madam, mais ce document montre que vous fûtes, sans aucun doute possible, sur le Site de Hauts Armes Citoyens, Formez Les Bataillons, mais le “VALIDER” en gras sur votre imprimé, stipule que vous n’avez pas validé, justement, et que nous n’avons jamais reçu la demande.
… Mon mari est un imbécile…
Cette nouvelle, que j’apprends en rentrant harassé après une journée pourtant très positive dans l’ensemble, avec un sarcome d’Ewing ratiboisé comme mon gazon, me déstabilise un instant.  Aurais-je commis une erreur ? Me voilà donc sur le site de Aux Armes Citoyens, Pénélope de l’internet, et cette fois ci je VALIDE. Jeudi 13 juillet, à 1:00pm, c’est parfait.
Mon agenda électronique et un peu chiant me rappelle que jeudi 13, ah non, ce n’est pas possible, j’ai mon meeting hebdomadaire, mon one-on-one avec une technicienne du laboratoire, Linda. Pas d’acronyme, pas de VP, même pas un senior Director: c’est un sous meeting, non seulement il n’y a pas de guacamole, mais il n’y a même pas de chips. Et puis, entre nous, Linda me fait pas mal chier en ce moment, je crois que ce sera mieux pour tout le monde si j’annule.
Et puis ma femme, visiblement, s’est fait baratiner par l’autre péon, si j’y vais on va voir qui c’est qui commande. Alors. Non? Quand même.
Le ministère Du Sang Impur Abreuve Nos Sillons va là reconnaitre que mon tout petit est presque un citoyen de ce beau pays, mettre en prison ces faces de citrons, y’a du Guantanamo dans l’air, et y’a pas d’air à Guantanamo.
Jeudi  13, 1pm, 171 JFK Lane, Boston, MA. A la mairie, quoi.
Je pousse une porte qui ne cède pas. C’est fermé, j’en était sûr. Comment annoncer ça à ma femme sans avoir l’air d’avoir sévèrement merdé au second essai ? T’as pas une idée? Mon fils apporte la solution à mon problème: par là-bas, papa, ici c’est la porte des poubelles. Je crois que mon fils a honte de moi. Des fois.
Nous poussons donc la porte tambour, passons le portique de la sécurité, deux fois, à cause des clés, et nous voilà déambulant dans un lacis de couloirs, à la recherche du bureau bien caché, le BBC. Je plaisante.
Bonjour officier de Abreuve nos Sillons, voilà, mon fils Thibault est là (je le tire par la manche), mon ausweiss est là, (je le sors de ma poche), le passeport de mon fils est là (je le sors de la pochette plastique que ma femme m’a préparée) et vous, vous êtes là. Il semble donc que les étoiles soient superbement alignées, c’est le grand jour, ça va tamponner, c’est moi qui te le dis.
Devant nous dans une salle grande comme une cathédrale, douze rangées d’une cinquantaine de chaises font face, stoïque et vide, à une enfilade de guichets, sorte de confessionnel, tous vides eux aussi.
Voilà une façon originale de créer, me disais-je, à partir de rien, de l’attente et de l’énervement: il n’y a pas de clients, mais encore moins de préposés.
Après que le seul préposé, au guichet B52, tout au fond, se soit débarrassé d’une famille au grand complet, c’est à nous.
Bonjour Madame, m’esclaffais-je dans un sourire tellement sûr de lui, qu’elle – la dame – ne pouvait que tamponner, valider, agréer, avaliser, se soumettre.
Le tampon dans la main gauche, levée au-dessus de sa tête (quel magnifique tamponnade c’eut pu être!) elle articule : Monsieur Normant, date d’expiration 11/4/2012, ça veut dire quoi ? Le 11 avril ou le 4 novembre ?
Sur la route du retour, avec mon passeport périmé sous le bras, je donne une leçon de positive thinking à mon fils : imagine que tu n’aies pas perdu ta carte verte, j’achète les tickets d’avion, on arrive à l’aéroport, on nous fait le coup du 4 novembre ou du 11 avril, on est refait de 5000$. Arrête de tondre la pelouse, je te dois 4500$. Ça l’a fait rire. J’aime bien quand mes enfants rient. C’est pas tout le temps.
 
J’écris tout ça, vautré sur une plage de Cape Cod ou je passe ma SMV, Ma Semaine de Vacances (j’en suis au point où je ne sais même plus si il faut mettre un “s” à vacance).
En arrivant sur la plage, le drapeau n’était ni rouge ni orange, ni vert, il était violet. Après dix ans d’entrainement, je peux me targuer de pas mal comprendre l’idiome local, mais un drapeau violet sur une plage, je cale.  Je fais marche arrière, et me rends à l’entrée de la plage, là où il y a les voitures et les panneaux d’information. J’y apprends que le drapeau violet correspond à une “hazardous and active marine life”. Je ne comprends pas les couleurs, mais je maitrise pas mal les litotes de mes amis américains: Un vie marine active, a minima, ça veut dire: alaaaarm, Grand Blanc, alaaaarm.
Et en effet, en arrivant au bord de l’eau, l’entièreté de la foule était sur le sable, personne dans l’eau, tous pointant du doigt le goûter du Grand Blanc: un gros balourd de phoque qui faisait son malin à cent mètres du rivage, rivage bientôt rougi des activités immondes du sélachimorphe vorace.
Je ne t’embrasse pas, je viens de louer Les dents De la Mer, filmé à quelques encablures d’ici, que je me repasse en boucle. Rien que l’idée d’une bouche, même pulpeuse, me donne des frissons.
 
 





 
 
 



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