La Chronique d'Emmanuel Normant   



                  Des feuilles

 

 
 
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle dans les chansons de Prévert, et dans mon jardin aussi. Mon espace privatif est en effet terriblement arboré, et évolue en automne du tapis de feuilles au matelas, pour en arriver à la piscine. La troisième dimension a fait son apparition après que la chute de température et le vent ont fait leurs offices respectifs : on congèle d’abord la queue de la feuille, pour ensuite, tac, l’arracher d’une bourrasque. 
Vu d’en haut, tous les jardins alentour sont certainement vert vif, la couleur d’une pelouse débarrassée de la moindre feuille. Et au milieu il y a le mien, le jaune et rouge. Le problème avec les feuilles c’est qu’elles s’envolent. Les feuilles, comme le choléra, sont extrêmement contagieuses. Alors que la pelouse du voisin ne va pas pousser plus vite parce que tu ne tonds pas la tienne. C’est pas très clair ?
 
             Nous l’avons vu, en Nouvelle Angleterre, la réponse aux excès de la nature est motorisée  ou elle est ridicule. On n’enlève pas la neige avec une pelle mais avec un blower, on ne ramasse pas les feuilles avec un râteau mais avec un blower, un autre, qui n’aspire pas, qui souffle. Dans tous les cas, il faut un casque, pour le bruit. Depuis de nombreuses années j’avais l’outil idoine, deux enfants portés chacun par deux jambes, avec deux balais de chaque côté, qui pour un cout modique et dans un silence merveilleux me torchait mes feuilles en un weekend end. Las, les petits sont partis, qui vais-je bien pouvoir taper ? 
Une monocouche de feuille représente environ 4000 square foot, sur vingt centimètres de profondeur on frise les 80 mètres cubes. C’est beaucoup. Et maintenant je regrette la palissade, qui certes me protège de l’ire de mes voisins, mais concentre toutes ces feuilles chez moi plutôt que de les disperser au vent mauvais.
 
Après les feuilles, une autre tuile : les Red Sox, l’équipe de Baseball de Boston vient de gagner la coupe, World Series, ça s’appelle. Je ne me souviens pas que des équipes d’autres pays participaient, mais je chipote.
Dans l’ensemble c’est plutôt une bonne nouvelle, ils ont gagné, du pain et des jeux, on a les jeux, pour les pauvres, le pain c’est pas gagné, les «food Stamps » l’aide aux démunis vient d’être coupée par les républicains au congrès, mais, encore une fois, je chipote, je suis un rouge, un communiste, qu’y puis-je ? Non, le vrai problème, c’est le harassement à la radio, le Boston Strong effect. Arrête de te ronger ton ongle, je t’explique. Le marathon de Boston a été endeuillé par une cocotte-minute qui a arraché nombre de tibias et de chevilles, on s’en souvient. Depuis Boston est une ville martyre, c’est pas Oradour-sur-Glane, mais quand même, l’ensemble de l’Amérique geint de concert, pauvres bostoniens. Hors, ici, l’apitoiement est exécrable, on s’apitoie sur les pauvres, les ratés. Boston est strong, Boston va se relever. On est en plein péplum, Spartacus est à terre, mais attends un peu, qu’il mette la main sur sa rapière. Ils ont fait le coup à New York après le 11 Septembre, la machine est bien huilée. Evidemment cette victoire en sport donne un éclat particulier à ce Boston strong. Ils ont gagné la finale. Je me demande dans quelle mesure les Cardinals de Saint Louis, les finalistes perdants, ne se sont pas laissés tomber dans ce piège : On ne peut décemment pas gagner contre Boston, c’est tout simplement impossible.  Les Chicago Bears, hockeyeurs de Chicago, n’avaient pas fait tant de manière en torchant les Bruins (les hockeyeurs bostoniens, c’est aussi des ours, la ménagerie des clubs de sport est tout simplement stupéfiante, c’est du Walt Disney, du Jean-Jacques Annaud) l’équipe de Boston, lors de la finale de hockey au printemps. On avait alors vu une scène extraordinaire, le maire de Chicago s’excusant presque de la victoire : le happy ending était tout cochonné par une bande de branleurs qui ne comprenaient décidemment rien à l’Amérique : C’est quoi exactment que tu comprends pas dans Boston Strong ?
Bref, depuis deux semaines on est inondé de Boston Strong, tellement que même certains journalistes ont commencé à émettre quelques signes de fatigue. 
J’arrive quand même quelques minutes par jour à m’évader de ce cirque hyperactif et malade.
 
Comme je reviens du travail, la nuit tombée depuis longtemps, je traverse un petit bois, un endroit perdu dans la ville, un morceau de rien, un bout de noir, dix petites minutes de silence, unplugged. Un endroit qui n’existe pas, en tous cas Google Earth n’en parle pas. Peut-être mets-je mes pas dans ceux d’un mohawk solitaire, qui, bien avant les furies de Little Big Horn, déclamait des âneries sur les bords de l’Abejona, le ruisseau qui colle le sentier comme un enfant sa mère, le noir m’inquiète, gargouille t’il.
 
Hello darkness, my old friend
I've come to talk with you again
 
Avant de passer la courbe du chemin de halage, je suis dans une obscurité presque absolue, l’incandescence de ma cigarette comme seul amer, le Sound of Silence en bande son.  C’est un instant rare pendant lequel je me sens juste à ma place, là où je me dois d’être. 
Et outre les mélodies de Simon et Garfunkel, me reviennent les stances de Kipling. Je suis, plus que jamais, le chat qui s’en va tout seul par les chemins du bois mouillé, et tous les chemins se valent pour moi. Le noir m’attire et le Silence, like a cancer, grows.  
C’est cette époque de l’année où des gens qui n’ont rien à faire demandent aux autres quels sont leur personal goals, leur career development plans.
J’aimerais pouvoir leur dire que mon career development plan, c’est de regarder l’Abejona couler, en fumant des cigarettes. Ça va pas être commode. Huhu. Je crois que je vais, une fois encore, mettre un de ces nombreux masques qui me scient le visage, mais qui font leur office : Head of Pharmacology, PharmD et aussi PhD, mon personal career development plan est de gagner des tas d’argent. J’ai bon ?  
 
In restless dreams I walked alone
Narrow streets of cobblestone
'Neath the halo of a street lamp
I turned my collar to the cold and damp
When my eyes were stabbed by the
flash of a neon light
That split the night
And touched the sound of silence
 
Cette errance dans un monde familier n’a qu’un temps, j’émerge de ma thébaïde, je rejoins les lumières crues de la ville, une flopée d’emails, de messages, jaillissent : Ben, Manu ? T’es où ? Tu as pensé aux diapos pour le Board ? Et les résultats des souris leucémiques ? Pas fameux ? Tu me dis pas qu’elles sont mortes ?
La vie est un théâtre et je ne suis pas un bon acteur. Demain je serai précipité dans les néons agressifs des aéroports, j’aurai revêtu mon déguisement avec une belle chemise, je monterai à bord d’un avion en direction de Shanghai. Une hôtesse, dont le sein gauche s’appellera Helen, me demandera pour la quatrième fois si je veux un Glenmorangie avec mes olives, ou vice versa.  J’aimerais lui répondre, Helen, je voudrais être au bord de l’Abejona la nuit tombée, à fumer des cigarettes. Mais ça va faire des histoires. De la quoi ? Nous n’avons pas, je le crains, d’Abejona, mais nous avons un excellent Mojito Monsieur Normant. En business on connait ton nom, car à défaut de pouvoir te vendre de l’espace, on te vend du respect. 
A propos de chansons et de mots, j’écoutais récemment à la radio
Regina, mais si je t’ai parlé d’elle, qui me disait « I hear in my minds, all of this words, I hear in mind all of these voices, and it breaks my heart, and it breaks my heart ». Cette fille dissipe les mots dans sa tête d’une voix fragile, un petit bout de cristal d’un verre qui vient de se casser et que tu tiens dans ta main. Ca saigne un peu.
Le rouge sur ton doigt, c’est la voix de cette fille. Ça pique. Mais il ne faudrait pas que ça s’arrête. Sa voix est profonde comme le sang est lourd, sucré, fascinant.
La relation des hommes avec ce liquide est étrange. Quand il coule en dedans, il représente la vie, et en dehors, la mort. Alors que le sperme, par exemple, n’est-ce pas étonnant, c’est l’inverse. 
Depuis que j’ai commencé à écrire cette note, deux idées parasites dansottent dans ma tête, phosphènes têtus. Primo, il faut que je te parle du frelon, mais j’y reviendrais, n’aies crainte, et deuxio, je reçois ce soir, et je viens de lire que le cocktail ginconcombre-paprika, c’est très tendance. T’en penses quoi toi ? Ce soir je ne t’embrasse pas. Parce que c’est comme ça.  

 
 





 
 
 



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