La Chronique d'Emmanuel Normant   






                 Balles neuves


 
 
 
Une bouffée de souvenirs sépia a envahi mon salon. Je ne sais pas trop d’où a surgi cette buée sur mes lunettes alors que je dissertais benoitement sur mes nouvelles tribulations tennistiques.   
Toujours est-il que l’image de mon père, comme sur un palimpseste, s’est incrustée entre deux passing shots. Rentrant le soir du laboratoire, il ramène, comme un marin de haute mer, des embruns particuliers, des odeurs d’un monde inconnu, que lui seul, et son père à l’heure de l’apéritif à l’Etang Beule, sont à même de comprendre. Des mots abscons et étranges les emmenaient tous les deux dans des ailleurs interdits. Je crois que beaucoup étaient jalouses de la synthèse de diènes par addition de zinciques allyliques qui maintenaient les deux fumeurs dans un halo opaque, comme ces femmes de pêcheurs qui devaient haïr ces cabillauds qui les faisaient pourtant vivre. Ils acceptaient de temps en temps, de se plier aux devoirs de la famille, quittant un instant la haute mer, pour venir patauger dans les bâches chaudes et saumâtres des jeux d’enfants et des devoirs scolaires. Non content de parler de ces régions sauvages et inquiétantes, ils en griffonnaient des cartes abstruses, codées de signes indigènes, des petits bâtons reliant des lettres entre elles, en pointillé, doublés, avec, compliquons voulons nous, des signes, des O, des N surmontés de trémas improbables et de petites fléchettes, qui quelquefois, à mon grand étonnement, se retournaient sur elles-mêmes pour pointer l’atome d’azote qu’elles venaient de quitter. 
Ces secrets étaient contenus dans la serviette-de-papa. Une serviette, c’est une sacoche. Serviette, comme calotte, gougnafier, blague à tabac, organométalliques, sont les mots de mon enfance. La serviette de mon père fut sans doute l’objet le mieux protégé du monde libre pendant quelques décades. Mon frère et moi avons détruit méticuleusement quelques tondeuses à gazon, étalé du caca sur les murs de la chambre, tenté de s’étriper à coups de couteaux à pain, entamé la plomberie à coups de missiles de nos jouets d’enfants, perdu tous ses tournevis, pulvérisé un nombre conséquent d’assiettes et de boules de noël, et même amochés sévèrement quelques camélias et rosiers, mais la serviette-de-papa, c’était la ligne rouge. J’ai ouvert tous les tiroirs et farfouillé dans tous les recoins de la maison, mais je n’ai jamais ouvert la serviette. 
 
A la fin du diner il en sortait des liasses de copies de ses étudiants. Ces types, éminemment brillants, qui pouvaient couvrir des pages entières de hiéroglyphes mystérieux, se voyaient néanmoins assez souvent décerner des notes suboptimales, pour utiliser un anglicisme, et des noms d’animaux de la ferme, et pas des plus brillants spécimens. Que des cerveaux de ce calibre, qui avaient atteint sans encombre le baccalauréat, et cinglaient tous neurones dehors dans les courants dangereux d’une maitrise de chimie organique puissent se retrouver en compagnie d’oies et de cochons m’inquiéta longtemps. Je devais patauger à cette époque dans la mare aux canards de mon collège municipal, où un C+ sur cette salope de dérivée seconde me bouleversait littéralement. 
A propos du jugement paternel, et de la terrible possibilité que ce jugement puisse un jour me concerner, il me revient ces images.  On est dans le salon, à l’Etang Beule, après le diner, le feu crépite. Ils sortent leur blague à tabac, du brun, chipotent quelques pincées, déposées proprement dans une feuille de papier à cigarette Job, enroulent le tout avec une dextérité fulgurante, un trait de langue à peine humide, on tirebouchonne une extrémité, l’autre sur les lèvres, et on allume. Une volute de senteur chaude et bleue s’élève, danse dans l’air comme une femme d’orient pour se contorsionner à mi-hauteur comme les jupes virevoltantes de sévillanes échevelées. Reprend la discussion, après ces longues minutes de silence, et une sentence fuse : ce type est un gougnafier.  Il s’agit d’un jardinier, d’un collègue professeur de chimie, d’un notaire, qu’importe. Le commensal est précipité dans le cul de basse fosse de l’ignominie dont il ne ressortira jamais : c’est un gougnafier, on n’y reviendra pas. Il n’est pas totalement imbécile de penser que le septentrion de ma vie aura été d’éviter la sentence, voilée de fumée bleue : mon fils, tu es un gougnafier. 
Je veux bien être lunaire, absent, asocial, asperger, avoir les deux pieds dans le même sabot, mais gougnafier, ça n’est tout simplement pas possible.
Pour finir ce chapitre de psychanalyse à deux francs – tu es aussi là pour ça – je me dois d’ajouter que ces lignes que tu as lues, compilées dans un livre, ont pu amener au bord des lèvres paternelles la sentence maudite. Apprenant que j’avais « écrit un livre » il s’est enquit du manuscrit, l’a lu de bout en bout, et m’a envoyé une longue missive, comme il faisait de ces thèses misérables dont il était le président, proposant une analyse complète. Je n’en ai plus jamais entendu parler, et je suppute donc qu’inadvertamment, les mots aient franchi les lèvres. Preuves que je ne suis pas complètement accablé, je continue. 
Même pas mal.
 
Assez donc de ces madeleines proustiennes et de mes angoisses de fils d’académicien. Revenons au tennis. Il faut que je te dise que récemment ces maudites balles jaunes ont refait surface dans ma vie, comme les bouées de la même couleur harponnées sur le dos du requin de « Jaws », qui remontent à la surface d’une manière des plus inquiétantes sur une bande son célébrissime et carrément anxiogène. Un mien ami, un sportif, m’apostropha récemment : Et si on jouait au tennis tu sais je ne sais pas jouer je suis nul. Voilà plusieurs années que j’avais arrêté, le seul partenaire suffisamment patient (mais si Emmanuel, c’est pas mal) pour souffrir mes incongruités balistiques ayant éludé les navrantes séances. Non content de quitter Winchester, il était sorti du Massachusetts et même des Etats Unis, on ne sait jamais. Faute de combattants, j’avais donc oublié la bataille de tranchées du fond du court, et ces assauts soudains au filet, où l’ennemi est là, qui dégoupille sous tes yeux une grenade fissurant une assurance déjà bien flageolante. Mon nouvel ami, nanti du prénom de mon propre frère et de l’accent chantant du sud-ouest ne pouvait pas être tout à fait mauvais, et je me prenais à espérer qu’un type qui aimait le poulet basquaise et les chocolats de chez Bovetti ne pouvait pas en conscience mitrailler un vieillard. J’avais tort.  
Je reprenais donc le chemin des courts avec quatre ans de plus, et quatre ans de retard sur la majorité des balles qui tombaient sur mon court comme les fusées Qassams sur Sderot aux grands jours du Hamas. 
Mon service ne sert à rien. Je serre les dents plutôt bien, les fesses aussi, je sers à table quelque fois, mais servir au tennis, c’est n’importe quoi. Il ne sert même pas à envoyer la balle de l’autre côté du court. En effet pour une raison inexplicable la balle se vautre – à chaque fois – dans le filet, dont on se demande un peu ce qu’il fait là. Je pense que jouer sans filet serait beaucoup plus propice à l’amusement de tous. Just breathe, me dit Anna, cudle your head in your arm and breathe, oh, just breathe. Anna, franchement je t’aime bien, mais je voudrais t’y voir. Je suis au bord de l’asphyxie, je m’étiole.
 
Je ne t’embrasse pas, je suis en état d’urgence. En fait le Massachusetts est en état d’urgence, toute la Côte Est est en état d’urgence : Sandy arrive. Et il n’est pas content. Je file à mon Stop and Shop faire le plein de bouteilles d’eau, de lampes électriques et de matériel de survie.  
 

 
 




 
 
 
 



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