Catherine Estrade

                                     

                     La limite - Chapitre 3 et 4



 
Chapitre 3

 
 
Il y avait eu cette fille. Blonde, lèvres fines, fermées. François avait laissé Thomas amarré au zinc. Thomas épiait.
Où était-ce ? Un bord de mer  incertain, septembre humide et les relents d’algues mortes qui envahissent l’air vacant. L’hôtel était vide, presque vide. Le cri d’un goéland soutenait les images sombres d’une mort avisée, celle de l’été qui n’était jamais vraiment passé par-là.
Ils avaient croisé cette fille dans le couloir, François voulait un 5 étoiles, Thomas ne voulait que ce que François voulait.
 
Les tables rondes semblaient formées un autre cercle, celui de l’absence, de l’ennui des automnes qui s’annoncent. Un barman, cou tendu, tête de circonstance, patientait en soufflant discrètement. Thomas aussi attendait, que François entraîne la jeune femme dans sa chambre, comme d’habitude. Ça ne le touchait plus vraiment, il lui laissait ses jouets passagers.
Thomas n’existerait plus pour quelques heures.
Elle riait de ses éclats de rire, encollait son corps contre lui, impudique, ignorant l’autre. François caressait son visage, affectueusement, silencieusement, les yeux parfois levés sur les cernes transitoires de Thomas.
 
Le lendemain, alors que la grisaille s’installait pour longtemps, que l’océan bruissait par habitude, Thomas sortit du sommeil brusquement. C’était François qui venait le réveiller chaque matin, un hurlement d’apache dans la gorge.
Mais il ne percevait que la défaite des vagues sur le sable.
 
Il les a trouvés, nus, dans la chambre voisine, le drap blanc écrasait à terre, les cheveux mêlés, blonds, bruns, damier d’échiquier.
Echec.
François ne pouvait que sentir la présence de Thomas, il murmura plus qu’il ne parla : «  je pars avec elle, tu prendras le train ou tu restes là, comme tu veux. »
Et mat.
La fièvre qui revient, le ventre qui souffre encore, et l’abandon qui sème sur la peau le tiraillement des trahisons.
 
Ils étaient partis, une fumée grise échappée pour brouiller les futurs.
Le train a bercé les gluantes perspectives de solitude, les ignobles désirs d’être blonde aux lèvres fines.
Thomas l’a attendu.
 
C’est, amaigris, l’un et l’autre, abattus, l’un et l’autre, les yeux ternes, les quatre, qu’ils se retrouvèrent plus loin, loin de l’océan, loin des draps éparses, loin des rois et des reines. François raconta ce que l’autre ne voulait pas savoir, les écorchures, les non-dits.
Ils reparlèrent de ce voyage, de ce désert, des pleins de vide à avaler. Thomas et François, dans la tour occulte des brassées d’Harmattan, en partance pour l’oubli.
 
Vers Tombouctou.



 
 
Chapitre 4

 
Tombouctou n’avait rien dit, rien appris, elle était restée muette, la bouche remplie de sable.
 
La bière était épaisse et chaude, le vent sec, ils avaient un mirage mort devant les yeux.
Il aura fallu des jours entiers pour qu’ils s’accordent enfin aux coins et recoins des bâtisses brunes, des sourires cachés derrière les voiles. Ils partagèrent des paroles amères ou légendaires, se laissèrent embarquer dans les mensonges gourmands des guides et regardèrent, effarés, les touristes américains débarquer.
 
Ils devaient repartir, ils avaient  écrit un chapitre mais ne le savaient pas encore. La route vers Gao serait un refuge de calme, une fuite vers autre chose.
 
Au campement, un homme les aborda. Il était grand, ses joues creusées de scarifications rituelles se tendirent dans un sourire forcé. Il voulait partir avec eux, une petite place serait suffisante, il n’avait que peu de bagage et ne les encombrerait pas. Sa femme l’attendait, il avait vendu son stock de peau et l’argent qu’il rapportait était vital pour sa famille. François accepta, Thomas aussi…
 
Un malaise troublait l’habitacle. Un malaise qui laissait s'évaporer par les vitres les heures qu’ils s’étaient promises, les rires, le regard en arrière sur les jours vécus. François apercevait entre deux chaos de la route le visage fixe et vide de leur passager. Le silence était sa marque, il s’y sentait bien, cet homme avait perdu l’essence même du langage, il avait déjà tout dit.
 
Thomas n’aimait pas ce temps perdu où rien ne donnait de traces à revivre. Il se tourna vers son ami, redonnant des images presque fermes des carrefours de Tombouctou. Il parlait, seul, il se construisait des bonheurs à revoir, à redire. François souriait, son visage blême dirigeait sur la latérite.
 
Quelques arbres, des arrêts ponctués par l’eau qui descend bruyamment dans la gorge, et l’homme, assis, immobile, acceptant rarement un verre…L’atmosphère accablante envahissait Thomas, le retranchait dans des âpretés muettes. François touchait l’agacement, l’irritation manifeste de Thomas.
 
En approchant de Gao, le passager demanda à descendre là. François freina, se gara maladroitement et attendit qu’il quitte le véhicule. Mais il ne bougeait pas. « Vous êtes arrivé ? » « Oui  » « Bien ! au revoir, alors » « Merci » Il baissa son long corps malingre et s’extirpa vivement entraînant avec lui son vieux sac de toile.
 
Ils repartirent, respirant à nouveau, la liberté reconquise, les avenirs à fabriquer ensemble.
 
Mais, jetant un regard en arrière, François vit que l’homme n’avait pas bougé. Il était inerte sur la piste, le regard tourné vers eux. Thomas ne voulait pas savoir ce que ça signifiait, Thomas n’entendait pas François. Il voulait continuer, François voulait savoir.
 
La 404 fit demi-tour, laissant Thomas, les mains tordues, et sur le bas du front, la marque originelle de sa colère.
 
 



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