Une femme est accrochée, façon Ulysse, au mât d’un antique navire. Elle observe, elle écoute, elle goûte – elle sent le monde autour d’elle. Le monde, lui, reste totalement indifférent. La présence de la femme attachée à son mât ne modifie aucunement le déroulement de la scène. Sur le navire lui-même, qui roule et tangue violemment sur la mer – c’est la tempête – se trouvent des hommes, des femmes et, dans un coin, sous un rouleau de cordes, un petit garçon qui tremble sans pleurer.
Le petit garçon est seul, à regarder la femme sur son mât. De temps à autre, il se force à lui sourire gentiment. Ils semblent émus tous deux. Cet échange reste invisible aux yeux des autres humains qui voguent avec eux.
Dans la cale, là où autrefois, il y a très longtemps même, on ramait pour faire avancer le navire, se trouvent des hommes et des femmes pauvres. On voit qu’ils le sont par la tristesse et la fatigue qui se lisent sur leurs visages –blafards. Leurs vêtements, en revanche, sont en bon état, saturés d’écritures colorées. Certains sont gros ; d’autres sont maigres. Hier encore, ils usaient leurs mains et leurs âmes sur les rames de la galère avec désespoir. Parce qu’ils s’acharnaient, ils le savaient pourtant, à faire des mouvements fatigants qui ne faisaient rien avancer du tout : ils ne pouvaient ni contrôler ni entraver la trajectoire du navire –autonome et effrayant.
Aujourd’hui, depuis le matin, ils ont cessé de lutter dans le vide. Le navire est devenu fou dans la tempête qui se déchaîne depuis plusieurs mois. Alors, fatalistes, ils s’occupent. Certains jouent aux cartes ; d’autres, semblant avoir besoin d’action pour échapper à la panique, s’acharnent à présent sur les planches au-dessous d’eux, à mains nues, pour faire un trou afin de couler ce satané bateau. Les plus désespérés ne font rien. Ils restent là, les yeux dans le vide et les bras ballants, à attendre. Ils ne pensent plus depuis longtemps parce qu’on perd vite l’habitude de ce qui vous fait trop souffrir. Peut-être rêvent-ils.
La femme est toujours là, accrochée à son mât, à échanger des sourires contraints avec le petit garçon, en silence.
Sur le pont, d’autres hommes, riches, sont manifestement terrorisés par la tempête salée. On voit qu’ils sont riches parce que, pour tuer le temps et la peur du naufrage, ils s’amusent sans joie à s’entretuer. Ping, font les balles. Pam, font les poings. Plouf, font les corps lourds échoués dans l’eau.
La femme sur son mât semble indifférente à ce spectacle. Elle regarde au-delà. Une tempête bien plus grave, bien plus effrayante et bien plus ancienne malmène de ses bras meurtriers de fragiles têtes rouges, vertes et bleues qui se débattent dans l’océan. La tempête n’a pas de peine à les noyer : ils nagent depuis des jours et des nuits contre les vagues, ils sont épuisés.
Les plus tenaces, ceux qui parviennent dans un dernier effort à s’approcher du navire sont l’objet d’un beau divertissement. Les hommes sur le pont, cessant pour un instant de s’entretuer, après leur avoir lancé cordes et bouées de sauvetage, s’entraînent à tirer de loin pour garder la main en cas d’attaque pirate. Un bleu : dix points. Un vert : vingt points. Un rouge : cinquante points.
La femme sur son mât les observe en silence. Elle a appris à pleurer en dedans, à hurler en dedans, à vomir en dedans. Parce qu’elle sait que sous les cordages humides, le petit garçon la regarde.
Le petit garçon, lui, attend. Inquiet. |
|