Audrey Soulié

                             


 
 
On la regarde. Personne ne bouge. Les mots qui franchissent les lèvres sont comme des silences, les mains qui la tiennent ne pèsent rien. Tout s’effiloche, tout s’effrite. Tout doit lui sembler impassible et indifférent, sans réaction ou, du moins, c’est peut-être ce qu’elle penserait si elle était encore capable de voir, si l’effort de la parole ne l’avait à ce point assommée, remplie encore un peu plus. C’est le tonneau des Danaïdes. C’est un gouffre à jamais envahi de fatras inutile.
 
Et cette poussière. Cette poussière qui alourdit la langue, cette poussière âcre qui s’infiltre partout et ferme les interstices comme du plâtre, cette poussière qui brise les sons au fond de la gorge et n’autorise qu’un murmure serpentin, venimeux et mortel d’aridité, cette poussière qui assourdit, affadit et déforme tout du monde tout autour.
 
C’est un peu comme un trop plein, intense et affreux parce qu’immuable. La sensation, soudain, que le vide d’autrefois s’est comblé peu à peu de breloques, de souvenirs poussiéreux, de bric à brac froissé, fêlé, d’antiques bibelots inutiles, de vieilleries suffoquantes qui ne vous font même plus tousser tellement le goût acre du néant paresseux s’étalant vous a empli la bouche d’amertume, qui ne peut vous donner autre chose qu’une nausée terrible, plus forte encore de n’être pas réalisable, puisqu’il semble en outre que jamais vous ne serez débarrassé de ce dégoût violent de tout ce qui vous fonde et qui n’est pas vous, et qui est là, et qui stagne, qui pourrit, qui prend toute la place, qui étouffe et tue la vie jeune et belle qui pourrait s’élancer encore – mais quelle autre chose pourrait décemment naître sur ce tas de ruines, qu’est-ce qui pourrait encore éclore des cendres froides sinon - sinon quoi ?
 
Toute cette poussière. Tous ces morts, ces ossements secs et cassants, cette pourriture sèche, cette décomposition falsifiée, sans la moindre humidité, sans la moindre possibilité d’évaporation ni la moindre renaissance, cet entassement éternel des années sur la vie. Cette impossibilité de la fuite, cet anéantissement de la possibilité même de l’air, cette condamnation à regarder ailleurs, toujours, les pieds cloués au sol dont la beauté pourtant manifeste est invisible sous les décombres du passé.
 
Il faudrait un raz-de-marée. Une tempête soudaine et imprévisible. Il faudrait qu’elle ne s’y attende pas. Qu’elle ne sache pas d’où proviennent les vagues brusques. Qu’elle ne puisse pas les absorber pour les transformer elles aussi en poussière. Il lui faudrait la colère intime et vraie. Le hurlement sonore et délivrant. L’insolence. Le refus de la mesure. La révolte qui donne la vie, qui crie plus fort, bien plus fort que la violence de l’animal acculé qui ne sait bruire que pour se défendre pitoyablement, le cri stupéfiant et entier du salut.
 
Il faudrait la cascade de larmes qui noierait le calcaire en torrents de boue. Il faudrait laver cette sècheresse à grands coups de pioche, il faudrait tout casser, vider à grandes pelletées, loin, faire de la place. Gifler à la volée, rougir, éveiller, tordre le cou du cauchemar infernal, de la boucle mortifère.
 
Il faudrait replanter. Il faudrait des plantes grasses et bien vertes. D’un vert un peu sombre de climat tempéré. Un peu humide, pas trop. Il faudrait que la terre ne craquelle plus, qu’elle soit meuble et bien entretenue, pour qu’on ne s’y enfonce pas non plus. Et il faudrait des fleurs. Blanches, et multicolores pour les plus petites. Il faudrait une légère brise, pour les oiseaux. Il faudrait que les oiseaux soient de toutes les couleurs. Et il faudrait qu’ils chantent avec elle quand elle ne peut plus. Et du soleil. Doux.
 
Et il faudrait un chemin, aussi. Un chemin où elle puisse marcher. Un chemin enfin un peu moins âpre. Un chemin adouci, enfin adouci, quelques pierres tout au plus, jamais plus que ne peut le surmonter sa fatigue. Sa fatigue si grande. Il faudrait encore des mains. De petites mains fraîches pour son visage, et des mains plus grandes pour les siennes. Il faudrait des rires en grelots pour garder ses yeux ouverts sur le vrai monde qui est là. Pour le sentir. Pour le voir.
 
Et il faudrait de l’eau. De l’eau claire. Beaucoup. Partout. Il faudrait une source invisible et fraîche qui jaillirait spontanément, il faudrait des lacs, clairs comme des yeux, il faudrait des rivières, des ruisseaux et des poissons, il faudrait l’eden, il faudrait la mer, au bout, calme et tranquille pour lui chanter le soir la berceuse des anges et parfumer ses cheveux vivants, et veiller doucement la lueur de ses prunelles, pour que jamais elle ne ternisse.
 
Et dès que la menace de la grande sécheresse surviendrait, et dès que la poussière froide tenterait de revenir, et dès que les vieilles dentelles jaunies feraient mine de vouloir recommencer à s’entasser insidieusement dans les coins désertés du jardin nouveau, alors la mer s’armerait de colère pour balayer d’un coup tout le mal de la terre et pour la rajeunir et lui donner le courage de raser les décombres qui l’isolent, - parce que sur le sol infertile du désert sans nom, même les rêves doivent lutter pour survivre. *
 
 
 
* F. Dostoïevski.
 
 
 
 



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