Audrey Soulié                                                                                                                    Accueil Ecriture
Fragments

Clara - IV
Clara - III
Clara - II
Clara - I


 
Au creux de la main gauche de Clara repose un frêle bâtonnet de buis qu’elle contemple avec circonspection. Elle en connaît le moindre atome et n’aurait guère besoin du pâle reflet de la lune pour en percevoir l’éclat, poli par des siècles de folie humaine. La peau douce et lisse de sa paume caresse la petite aspérité qui en marque le centre, dans un mélange d’incompréhension et de tristesse.
 
Parce qu’hier, Clara, alors qu’elle flânait doucement au creux de la ville pressée et grise, a trouvé que la ville était trop pressée, et trop grise, et trop vide, et trop bruyante, et trop silencieuse.
Parce qu’hier, Clara, comme à son habitude, a serré très fort le bâtonnet de buis dans sa main gauche pour que s’arrête le temps et que fleurissent les couleurs tout au bord de ses pas.
Et parce qu’hier, pour la première fois de sa vie tout entière, c’est-à-dire deux cents ans, trois mois et huit jours, son geste est resté sans effet.
C’est hier, précisément, que Clara a compris qu’elle allait mourir. Que ce mot, « mourir », a commencé de prendre une signification moins abstraite, ressemblant vaguement à une idée concevable. Elle comprend qu’elle va mourir parce qu’elle est devenue inutile, et triste, et froide. Ce soir, la lune amie éclaire faiblement sa main anesthésiée, son front incrédule, et ses yeux noirs – ses yeux noirs agrandis par la peur et fixant sans ciller, à tel point que les larmes viennent, le bâtonnet de buis comme un somptueux fardeau.
 
« Il est d’époque, parole d’honneur ! », lui avait lancé, du fond de sa boutique impérissable, le vieil antiquaire à l’accent balzacien. D’époque. Qu’y faire ? L’époque, sans doute, n’avait que trop duré. Le jeu était fini, et après lui, ne restait que le souvenir, inchangé, entre la couleur des yeux et le poids de l’âme. Clara pleure doucement, un peu. Puis, bien rangé entre son septième anniversaire et son premier voyage en bateau, elle trouve le cœur de se lever et de marcher tout droit, laissant derrière elle, sans un regard, le vide de la porte ouverte. Elle sait qu’il faut marcher, marcher jusqu’à l’aube, pour atteindre le terme de la quête. Alors, elle marche, tout droit, sans répit.
 
À mi-chemin, pourtant, elle s’arrête. Elle évolue soudain selon une courbe gracieuse et compliquée, puis, à la deuxième étoile à gauche, affine son arabesque, pivote sur elle-même lentement, pour se trouver face à une vieille maison de pierre perdue entre les arbres et les herbes hautes. La troisième fenêtre, celle qui est près de la porte, un peu au-dessus, légèrement, est ouverte. On devine la lueur d’une bougie, peut-être deux, et le froissement caractéristique que chantent sous les doigts les feuilles de papier sacrifiées aux mots récalcitrants. Clara sait que c’est lui qui écrit ainsi. Elle sait que c’est lui qui froisse entre ses doigts la millième lettre qu’il n’enverra jamais. Elle sait que c’est à elle qu’il n’écrit pas, de temps en temps, quand le souvenir perdu resurgit bêtement derrière une fleur, un mot ou le soleil trop haut. Elle sait que c’est à elle qu’il n’écrit pas depuis deux cents ans, trois mois et huit jours. Et elle sourit, même si elle est un peu triste.
 
Puis, elle s’assoit, là, sur le sol détrempé, juste en face de la fenêtre qui laisse échapper quelques notes indéfinissables. Ensuite, elle attend. Elle écoute. Elle sourit, dans le noir. Elle accompagne la main, l’encre, le papier, les rêves. De loin. Comme à son habitude. Elle ne bouge pas, reste ainsi un moment. Puis, l’heure vient. Alors, se levant sans bruit, elle trace promptement sur le seuil de la porte quelques lettres invisibles et sans importance. Elle repart, tout droit, sans s’arrêter, sans ralentir –jusqu’à l’aube. À l’aube, elle a disparu.
 
Au matin, celui qui n’écrit pas de lettres s’éveille avec en tête une petite phrase qui chante naïvement à son oreille. La phrase volette et revient, insistante comme une petite abeille. Il secoue la tête pour la chasser gentiment, mais elle persiste –têtue.
 
En ouvrant la porte, juste un peu en dessous de la troisième fenêtre, légèrement, il trouve sur le seuil un bâtonnet de buis, lisse, doux, luisant d’un faible éclat, poli par des siècles de folie humaine. Alors, il le ramasse, le contemple, et distingue, à l’une de ses extrémités, une minuscule pointe d’argent.
 
L’encre n’a pas encore séché. La petite phrase volette toujours. Il s’affole. Il remonte en trombe l’escalier. Il écrit sa lettre. Il écrit enfin sa lettre. Et il n’y inscrit qu’une phrase. Une seule. Il écrit une petite abeille. Une minuscule petite abeille. Il écrit qu’on peut bien mourir quand on a pris le temps d’aimer.
 
Il pleut. Il pleut sur la lettre. Les gouttes perlées en effacent les signes, un à un.
 
Alors, on ne lit plus rien –que le point. 


 
Cheminbleu


 
 
comments powered by Disqus ?
 
 



Créer un site
Créer un site